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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/40

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REVUE DES DEUX MONDES.

myrtes et de caroubiers. Le bonhomme nous regarda d’un air inquiet et indécis, et s’écria en passant, avec un accent de commisération singulier chez un homme de cette condition s’adressant à des riches comme nous : — Excellences, que la madonna et saint Antoine vous protègent ! — M. B… et moi nous nous trouvions alors en avant de la voiture, qui gravissait péniblement le dernier escarpement de la montagne. L’étrange recommandation de ce paysan me frappa, car je savais que saint Antoine est le patron des brigands. J’interrogeai le paysan, mais il fit la sourde oreille ou ne parut pas comprendre mon italien. Toutefois, comme je lui donnais une pièce de monnaie au moment de le quitter, il jeta autour de lui un long et rapide regard et me dit à demi-voix et d’un ton très bref, ayant grand soin que le postillon ne pût l’entendre : — Quand vous serez sur la hauteur, passez vite… bien vite. — Ce conseil avait sans doute du bon ; malheureusement l’état de notre voiture ne nous permettait guère de le suivre. Cependant, arrivé sur le haut du col, je recommandai au postillon de rejoindre, coûte que coûte, les voitures de lord G… Le postillon lança ses chevaux au galop ; mais chaque cahot faisait si horriblement heurter le coffre de la voiture contre les roues et l’essieu, que nous courions risque de la mettre en pièces en continuant de ce train. Il fallut donc se résigner à cheminer à peu près au pas sur cette route périlleuse. Pour imposer aux brigands et leur donner, s’il se pouvait, une haute idée de nos forces, nous fîmes rentrer dans la voiture la femme de chambre de ces dames, et M. B… et moi nous prîmes sur le siége la place qu’elle avait occupée jusqu’alors, recommandant expressément à nos compagnes de ne pas laisser passer par les portières le moindre bout de voile ou de ruban, rien, en un mot, qui pût donner à penser que des femmes étaient là. Toutes ces précautions furent inutiles.

Vers le tiers de la descente, la route fait un coude. Sur la gauche s’élèvent de grands rochers couverts de broussailles et de plantes grimpantes ; sur la droite s’étend un petit ravin tortueux dont le fond est parsemé de gros blocs de rochers comme le lit d’un torrent desséché ; de l’autre côté de ce ravin se dressent de hautes montagnes revêtues de taillis de myrtes, d’arbousiers et d’arbustes résineux. Tout à coup M. B…, me saisissant vivement le bras et étendant la main dans la direction d’un petit massif de myrtes, me dit à voix basse, de façon à ne pouvoir être entendu des dames : — Tenez, les voici ! — Je regardai rapidement du côté que M. B… m’indiquait, et je vis en effet comme une masse brune qui semblait se mouvoir, à