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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

bon. Un poète tragique classé parmi les fugitifs ! l’auteur d’Azmire se crut atteint dans sa dignité. André était alors à Londres ; Marie-Joseph lui écrivit à ce sujet : « Il est bon de se venger ; » la menace était solennelle. Le Journal de Paris reçut aussi les confidences de Chénier dans cette occasion : « Quand on n’est pas très patient, écrit-il, il faut au moins se montrer reconnaissant et rendre ce qu’on a reçu au plus vite, et, s’il est possible, avec usure. » Marie-Joseph tint parole : le coup d’épingle rendu valut l’égratignure donnée. Rien de plus insignifiant que le Public et l’Anonyme, pâle imitation du Pauvre Diable de Voltaire, dont le rhythme même n’était pas original. Rivarol, qui, au dire de Chénier,

Sans s’appauvrir donnait des ridicules,

ne daigna même pas répondre : Chénier alors ne comptait que par ses prétentions. Après la publication du Public et l’Anonyme, La Harpe eut le droit de dire : « Il ne fait pas mieux une satire qu’une tragédie. » Ce n’était que la vérité.

Voilà comment débutait dans la poésie satirique celui qui devait écrire la belle Epître à Voltaire, voilà comment débutait au théâtre celui qui devait, avant de mourir, dérober quelques traits au sombre pinceau de Tacite. Ces commencemens obscurs m’ont semblé dignes d’être particulièrement éclaircis. Si en toute chose l’étude des origines est bonne, ici elle a l’avantage de mettre exactement dans son jour, d’expliquer au vrai la valeur native et le développement d’un talent presque nul d’abord, très long-temps médiocre, mais que les souffrances à la fin dégagèrent, que les malheurs affermirent, que la persévérance mûrit. Pour mon compte, j’aime ces esprits qui grandissent par l’effort, qui s’améliorent dans la lutte : devenir ainsi meilleur, c’est donner un noble spectacle, un spectacle qui ne peut manquer d’honorer l’homme, puisqu’il est à l’honneur de sa volonté. Même dans une biographie de poète, l’espérance est un meilleur guide que le désenchantement. Par malheur, la vie de beaucoup d’écrivains modernes ressemble plutôt à l’histoire du paradis perdu qu’à celle de la terre promise.

Marie-Joseph devait être le poète de la période républicaine ; ce que la prise de la Bastille avait été dans l’ordre politique, la représentation de Charles IX le fut dans l’ordre littéraire. La veille, Chénier était inconnu ; le lendemain, son nom était dans toutes les bouches. Cette tragédie fut un véritable évènement, et le critique voyait juste qui, dans le feu même du succès de la pièce, écrivait[1] : « Quoi que fasse

  1. Moniteur du 21 avril 1790.