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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/269

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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

jonction. Les comédiens ne cèdent pas ; il y eut une révolte au parterre préparée et exécutée par Chénier, Palissot, Camille Desmoulins et leurs amis. Danton fut même arrêté et conduit à l’Hôtel-de-Ville. Deux jours après, on donnait Charles IX. Ce ne fut pas tout. Talma et Chénier ayant déclaré dans les journaux qu’ils ne sortaient plus qu’armés contre les spadassins, contre les noirs de la Comédie-Française[1], les sociétaires, justement blessés, refusèrent unanimement de jouer avec leur camarade. La commune intervint, et enjoignit aux acteurs, par un décret qui fut placardé dans Paris, de recevoir au plus tôt Talma. Ils n’en firent rien ; il y eut des émeutes, on ferma le théâtre. Enfin, prise par la famine, la Comédie céda : Charles IX et Talma reprirent le cours de leurs triomphes.

Ces collisions eurent pour résultat final l’établissement du Théâtre de la Nation, que Chénier inaugura le 27 avril 1791 par son Henri VIII. Talma, Mme Vestris, Dugazon, les patriotes de la Comédie-Française, parurent pour la première fois, ce soir-là, sur la scène de la rue Richelieu. Il y eut cabale, mais la pièce l’emporta. Le lendemain, Chénier, avec sa violence ordinaire, écrivait une lettre aux journaux, dans laquelle certains coups de sifflet désobligeans pour son amour-propre étaient exclusivement attribués « aux actrices du théâtre rival, aux laquais et aux amans, aux créanciers même de ces demoiselles. » Voilà bien le

  1. Ces expressions étaient dirigées contre l’acteur Naudet. Voici pourquoi : le jour où Naudet annonça au public, de la part de la Comédie, que la santé de Mme Vestris mettait obstacle à la reprise de Charles IX, Talma, qui était en scène avec lui, s’avança à la rampe et lui donna un démenti. Il y eut une explication violente dans les coulisses. Cependant le même soir, au foyer, Talma présenta Chénier au public et jura qu’il ne jouerait plus avant d’avoir rempli sa place dans Charles IX. Palissot, qui était présent, répondit tout haut qu’au besoin il se chargerait de lire le rôle en remplacement de l’acteur malade. Malgré l’effervescence de la foule qui entourait le héros de cette scène, Naudet osa se montrer au foyer, et sa contenance ferme imposa aux insulteurs. J’ai sous les yeux une brochure très curieuse de lui sur cette étrange affaire, qui ne fait guère honneur à Chénier. On peut voir là l’histoire d’un duel ridicule dans lequel le poète, provoqué par le comédien, proposa très sérieusement « d’attacher une ficelle à la détente de deux pistolets qui seraient placés sur le front de chacun des combattans, et d’aposter un témoin qui, tirant cette ficelle, ferait sauter la cervelle des deux adversaires. » C’est n’en pas croire ses yeux : évidemment le succès de Charles IX avait exalté la tête naturellement bouillante de Chénier. Heureusement il eut occasion de faire ses preuves, quelque-temps après, dans une rencontre avec Laya. À un endroit de sa brochure, Naudet disait : « M. Chénier est le moteur de tout… Talma est le séide de M. Chénier ; il serait paisible et nul s’il obéissait à son caractère. » Il est triste d’avoir à enregistrer de pareils faits.