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les écrits des dernières années, que de fois nous avons déploré ce fougueux mépris du temps et de la réflexion qui éclate dans ses pages et les gâte ! On dit qu’un orateur antique, lorsqu’il haranguait le peuple, avait derrière lui un esclave qui devait, lorsque son maître s’abandonnait à des mouvemens trop impétueux, l’avertir de se calmer en lui faisant entendre les doux sons d’une flûte. Quand elle écrit, Mme Sand aurait besoin de quelque avertissement semblable. On souffre en voyant une diffusion effrénée dénaturer si fort l’harmonie, l’intérêt, la vérité de ses compositions. Mme Sand n’a donc jamais songé à quel degré inférieur tombe l’écrivain dont on peut çà et là supprimer des pages nombreuses en se retrouvant au même point de la pensée ?

Parmi les femmes qui sont l’honneur de l’esprit français, il en est deux qui ont incontestablement la préséance, Mme de Sévigné et Mme de Staël, l’une sujette enthousiaste de Louis XIV, l’autre ennemie courageuse de Napoléon. Avoir autant, plus d’esprit qu’homme de France, tout en gardant le privilége des femmes, celui d’être injuste et légère avec une gracieuse impunité, immortaliser par un style inimitable la causerie de son siècle, rester charmante en déraisonnant sur Descartes, en méconnaissant Racine, en se montrant cruelle envers les protestans, telle fut la gloire de Mme de Sévigné, qui prit pour muse la plus pure des passions, l’amour maternel. Mme de Staël aima son père autant que Mme de Sévigné chérit sa fille : à cette piété chaleureuse elle joignit l’ambition déclarée de s’élever à toute la hauteur du génie masculin. Toutefois elle sut rester femme ; elle sut captiver des hommes supérieurs, profiter de leur commerce, garder au milieu d’eux une sorte de prééminence contre laquelle ils ne se révoltaient pas. Quand en 1800, au début de notre siècle, la question du romantisme fut posée pour la première fois, elle trouva son Aristote dans Mme de Staël, qui eut parmi les femmes le trop rare avantage de tempérer l’éclat et l’ardeur de l’imagination par la fermeté du bon sens. À la fin de sa vie, l’auteur de Corinne était devenu un écrivain politique de premier ordre. Un moment, il y a dix ans, après les éclatans débuts de Mme Sand, on eut la magnifique espérance que les deux femmes illustres dont nous parlons auraient une rivale. Avec quelle joie tous ceux qui sont sensibles aux beautés de l’imagination et de l’art ne voyaient-ils pas une femme jeune, brillante, s’engager d’un pas résolu dans les sentiers qui devaient la conduire au sommet de la double colline ! Nos lecteurs savent maintenant par quelle suite de déviations funestes elle s’est égarée bien loin des hauteurs où l’appelaient tant de vœux. Quelle distance incalculable la sépare aujourd’hui de Mme de