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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

dont chacun a contribué pour sa part. Mme de Charrière fut peut-être la première à lui faire entendre, même en l’étouffant, ce genre de reproche et de plainte, à lui faire comprendre cette souffrance qui tient à l’inégalité d’un nœud.

C’est à ce moment qu’un grave incident survint dans l’existence de Benjamin Constant. L’affaire de son père éclata en Hollande ; nous avons déjà indiqué que M. de Constant père, accusé par des officiers de son régiment, crut devoir, dans le premier instant, se dérober par la fuite à l’animadversion et aux manœuvres de ses ennemis. Cette catastrophe soudaine, dans laquelle Benjamin se montra un fils dévoué et ne songea plus qu’à défendre l’honneur de son nom, vint troubler et empoisonner les préliminaires et les premiers mois de son mariage, qui eut lieu au commencement de 1789. Il fit le voyage de La Haye ; il s’y retrouvait en présence de la famille de Mme de Charrière. Celle-ci lui donna apparemment quelque conseil trop particulier, elle crut pouvoir toucher, en amie confiante et sûre, le point douloureux ; au lieu de modérer, elle irrita. Elle reçut de La Haye la lettre la plus étrange, la plus dure, la plus offensante : « Votre manière mystérieuse d’écrire m’ennuie et me fatigue ; je n’aime pas les sibylles. Il faut parler clair ou se taire, d’autant plus que j’ai à peine le temps de vous répondre et encore moins celui de vous deviner. Je n’ai rien à atténuer… La conduite de mon père, dans toutes ses parties, a été légale, excepté lorsque la force ouverte l’a écarté d’ici. Dans plusieurs points, elle a été infiniment méritoire. Si vous me disiez ce qu’on vous a raconté, je pourrais vous éclairer ; mais, avec votre affectation de brièveté que vous croyez si majestueuse, je ne puis rien vous dire. Sur ce je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde, etc., etc. Ce 14 septembre 1789. » La réponse ou le projet de réponse qu’elle lui adressait est sous nos yeux, sur le papier même et au revers de la lettre d’injure : « Faites-moi la grâce de me dire si vous êtes bien ingrat et bien mauvais, ou si vous n’êtes qu’un peu fou. Il se pourrait même que ce ne fût qu’une folie passagère, et en ce cas-là je la compterais pour peu de chose… » Suivent plus de détails qu’on n’en pourrait désirer. Elle garda cette réponse et ne l’envoya pas. Au jour de l’an 1790, Benjamin Constant lui récrivit, elle fut transportée de plaisir ; la correspondance se rengagea dans les mois suivans ; il était marié, il était occupé à suivre ce procès pour son père, ses affaires se dérangeaient ; il répondait, après avoir reçu d’elle quelque lettre de clémence et de tristesse : « Votre dernière lettre m’a fait grand plaisir, un plaisir mêlé