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raires qui révèlent et agrandissent les ressources de la parole, il semble que la peinture des caractères et des passions ne puisse trouver des spectateurs plus curieux et des appréciateurs plus compétens. Il est donc aussi naturel aux hommes politiques de vivre dans la familiarité des poètes qu’au poète lui-même de fréquenter l’atelier du peintre ou du sculpteur. Aussi, je comprends l’attention intelligente que les hommes d’état distingués de l’Angleterre ont toujours prêtée à la littérature. Je ne suis pas surpris, en feuilletant les lettres précieuses que lord Chatham écrivait à son jeune neveu Grenville, de voir la connaissance intime et le goût sûr que ce grand homme y révèle des littératures classiques de l’antiquité et des temps modernes. Je ne suis pas surpris de voir Pitt, qui avait su déjà apprécier et récompenser le mérite du prosateur élégant et délicat qui a écrit l’Homme de sentiment et Julia de Roubigné, de voir Pitt, après la lecture du Lai du dernier Ménestrel, manifester à l’égard du jeune poète des intentions que sa mort prématurée l’empêche de réaliser. Je comprends l’estime que faisaient Walter Scott et Byron des félicitations empressées de Canning. Et lorsque Fox, lassé de la longue impuissance de son opposition, cesse, en 1797, de prendre une part régulière aux débats du parlement, ce n’est pas moi qui trouverai étrange ou ridicule l’ardeur avec laquelle il se remet à l’étude des poètes, et ce retour de fougue juvénile qui lui fait annoncer dans sa correspondance avec ses amis des projets tels que ceux-ci : la publication d’une édition de Dryden, une étude sur Euripide, et une défense de Racine et de la scène française.

Je ne crois pas que ces réflexions m’aient éloigné de l’objet de cette étude. M. Jeffrey, que Walter Scott et Byron et l’Angleterre avec eux ont proclamé le premier critique de ce siècle, représente précisément en effet l’esprit critique dans une société où la discussion des affaires politiques domine et règle tout le mouvement intellectuel. Dans les qualités sérieuses qui distinguent ses travaux, dans la nature du recueil auquel il a attaché son nom, dans le caractère général de sa vie, qu’un rôle littéraire rempli avec éclat n’a pu distraire des devoirs et des succès d’une profession active, on reconnaît l’influence indirecte de la vie politique : la vigoureuse portée qu’elle donne aux esprits, les habitudes laborieuses et la mâle tenue qu’elle leur inspire.

On sait que M. Jeffrey (je devrais dire lord Jeffrey, si je me conformais à l’usage anglais, puisqu’il occupe la place éminente de lord-justice, de juge de la cour de session d’Écosse), on sait que M. Jeffrey fut un des quatre ou cinq jeunes gens qui fondèrent en 1802 la Revue