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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/41

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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

Les ordres de la cour furent exécutés sur-le-champ. Le 2 avril 1767, le même jour, à la même heure, en Espagne, au nord et au midi de l’Afrique, en Asie, en Amérique, dans toutes les îles de la monarchie, les gouverneurs-généraux des provinces, les alcades des villes ouvrirent des paquets munis d’un triple sceau. La teneur en était uniforme : sous les peines les plus sévères, on dit même sous peine de mort, il leur était enjoint de se rendre immédiatement, à main armée, dans les maisons des jésuites, de les investir, de les chasser de leurs couvens, et de les transporter comme prisonniers dans les vingt-quatre heures à tel port désigné d’avance. Les captifs devaient s’y embarquer à l’instant même, laissant leurs papiers sous le scellé, et n’emportant qu’un bréviaire, une bourse et des hardes.

Au premier bruit de cette mesure, le gouvernement pouvait craindre quelque émotion populaire ; mais le flegme espagnol reprit son empire, le peuple resta spectateur indifférent, les nombreux cliens que les jésuites comptaient dans la grandesse, dociles aux ordres du roi, renfermèrent leur déplaisir au fond de leurs palais, et mirent toute leur espérance dans la fermeté de la cour de Rome. Clément XIII, infirme vieillard, versa des larmes abondantes. Le cardinal Torrigiani qui le dominait, quoique frappé au cœur, laissa pleurer le pape et résolut d’agir. Torrigiani gouvernait Clément XIII et subissait lui-même un joug très dur. Secrétaire d’état, il ne fut jamais que le fondé de pouvoirs des jésuites. Accablé de maladies, il voulait depuis long-temps quitter le ministère ; mais le père Ricci, général de l’ordre, le retenait despotiquement au pied du trône. Il imposait à Torrigiani le devoir de mourir pour la société ; le cardinal obéissait. La souplesse tant reprochée aux jésuites était bien étrangère à leur chef. Il leur importait d’ailleurs de paraître cruellement persécutés. Pour eux, point de milieu entre le rôle de souverains et celui de martyrs ; un malheur médiocre n’eût fait que les dégrader. Ricci résolut de sacrifier les individus à la communauté. Déjà il n’avait accueilli qu’avec froideur et dédain les émigrés portugais et français ; il voyait dans l’exil, dans la proscription, un opprobre réel pour une compagnie qui, en grande partie, avait fondé sa gloire sur un bonheur constant. La chute des jésuites d’Espagne, de cette terre nourricière des ordres monastiques, lui semblait encore plus humiliante. Charles III les envoyait dans les ports de l’état romain ; Ricci résolut de les en repousser. Docile à ses suggestions, ou plutôt à ses commandemens, Torrigiani fit dire au ministère espagnol que le pape ne recevrait pas les jésuites. Charles méprisa cet avis et ordonna de les débarquer de gré ou de force.