Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
REVUE DES DEUX MONDES.

la docilité absolue de ce monarque dans toutes les questions de paix ou de guerre européenne. Le plan de la cour de Madrid était d’enchaîner le pape futur par la promesse écrite et signée d’abolir l’ordre des jésuites ; elle invoquait l’antique exemple de Clément V et des templiers. L’élection du candidat était à ce prix. Pressé par d’Aubeterre de prévenir les vœux de Charles III, Bernis recula ; sa conscience était alarmée ; il déclara une telle entreprise non-seulement impraticable, mais inutile. Selon lui, rien ne garantissait l’exécution d’un pareil engagement ; le cardinal capable de signer d’avance un tel marché déshonorerait son pontificat futur, parce qu’à la fin tout devient public. D’Aubeterre, ambassadeur de France, le prélat Azpurù, ministre d’Espagne, s’efforcèrent en vain de vaincre ses scrupules ; ils lui déclarèrent que leur projet avait obtenu l’approbation des casuistes les plus éclairés : Bernis, frappé de leur insistance, ne voulut pas s’attirer leur inimitié ; il promit de réfléchir, de consulter quelque canoniste consommé, quelqu’une des lumières du sacré collége, et il nomma le cardinal Ganganelli.

Arrêtons-nous devant ce nom et jetons un regard en arrière, sur cette vie obscure encore à l’ombre de la pourpre, mais qui pour quelque temps du moins va occuper le monde. Laurent Ganganelli naquit au bourg de Saint-Arcangelo, le 31 octobre 1705, d’une famille plébéienne. Son père était laboureur, d’autres disent chirurgien de campagne[1]. Il s’engagea de bonne heure dans l’état monastique, et sa vocation était sincère. Tout son être se trouva facilement en harmonie avec la vie contemplative. Corruptrice pour beaucoup de cœurs, la solitude fut bonne à Ganganelli. Le cloître ne façonna pas son caractère aux habitudes d’une misanthropie chagrine. Quoiqu’il se livrât exclusivement à l’étude de la théologie, quoiqu’il fût ferme dans la foi, très solide sur le dogme, on ne le vit jamais fanatique. Son caractère plus que son esprit l’avait élevé jusqu’à la tolérance. L’ame de l’anachorète, discrètement repliée sur elle-même, s’ouvrait à toutes les sensations naïves et calmes ; ses traits, un peu communs, mais pleins de douceur, en étaient le miroir. Il connut l’amitié ; son attachement à un pauvre cordelier, nommé Francesco, ne se démentit jamais. Il connut aussi les charmes de la nature : la botanique, l’histoire naturelle surtout, occupaient tous ses loisirs ; il passait souvent des heures entières à analyser un insecte ou une fleur. Un livre à la main, il se

  1. Caraccioli, copié par la Biographie universelle, fait descendre Ganganelli d’une famille noble. Rien de plus faux : Ganganelli était réellement plébéien.