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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/595

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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

pant que, dans cette guerre, où les Waldstetten parurent aussi, les Bernois eurent un chef bien décidément historique, Rodolph d’Erlach, auquel ils confièrent même une sorte de dictature militaire. Rodolph était d’ailleurs chevalier, noble, riche, considéré ; il contribua beaucoup au succès de la journée ; eh bien ! son nom n’est pas même prononcé. Le chroniqueur mentionne et dénombre très exactement les principaux seigneurs parmi les vaincus ; parmi les vainqueurs, il ne nomme personne, pas plus d’Erlach que les autres. Qu’il parle des montagnards ou des Bernois, le chroniqueur garde le même silence, qui tient évidemment à la même cause, et qui par conséquent ne prouve rien ni contre Guillaume Tell ni contre d’Erlach.

D’où vient ce silence ? C’est là ce qu’il faut expliquer. Les chroniqueurs, dit-on, auraient dû parler de Guillaume Tell, et ils n’en font nulle mention. — Eh bien ! ils l’ont oublié, ou ignoré, ou dédaigné comme un personnage trop connu, trop vulgaire. Justinger recueillait surtout l’histoire de sa ville. Albert de Strassbourg n’a écrit que quelques lignes sur les montagnards. Évidemment ni lui ni même Jean de Winterthour ne connaissaient l’intérieur des vallées. Ce dernier en parle toujours vaguement et avec effroi, comme, je suppose, à Raguse, un moine, au fond d’un couvent, pourrait parler des vaillans, mais dangereux Monténégrins. Il raconte surtout les hostilités, les déprédations, la grande bataille plus encore que la révolution qui l’avait précédée ; il ne dit un mot de celle-ci que pour expliquer celle-là, et, comme Albert de Strassbourg, quoique avec plus de détail, il ne parle guère des Suisses que parce que les Habsbourg l’y amènent. Sa chronique est essentiellement ecclésiastique et seigneuriale ; il insiste fort au long sur les sentimens religieux et les actes de dévotion des insurgés qui se préparent à la guerre ; c’est là, pour lui, la principale cause de leur succès, comme il le dit positivement à propos des Bernois à Laupen. Il les présente, les uns et les autres, en masse et de profil ; en revanche, il fait de véritables portraits des papes, des empereurs, des rois et des reines. Ajoutons encore que ces trois chroniqueurs venaient tous un certain nombre d’années après l’insurrection, qui ainsi commençait déjà à se dessiner pour eux dans une sorte de demi-lointain. Aussi la prennent-ils en gros ; ils font de l’événement général le fait caractéristique. L’importance et l’étrangeté de ce grand mouvement font qu’il est pour eux à la fois l’anecdote et l’histoire ; ils n’ont besoin ni de personnages ni d’autres détails : le détail, c’est cette révolution si hardie, cette bataille étonnante ; le personnage, — ils n’en voient ou ils n’en savent pas d’autres, — c’est ce peuple farouche, ce sont ces terribles montagnards, dont le nom, en venant tout à coup retentir dans leurs chroniques, tranchait assez sur le reste. Un homme se détachait de ce fond populaire ; mais sa figure, à peine entrevue, ne se distinguait que faiblement de celle du peuple, et peut-être les chroniqueurs ne voyaient-ils aucun intérêt à dissiper les ombres qui commençaient à l’entourer, car enfin ces annalistes, ce secrétaire d’état et ces moines, c’étaient pourtant les lettrés de l’époque ou de leur pays. S’ils ne nous ont laissé que des chroniques,