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un burg de la maison d’Autriche dans le pays. C’est là que résidait le bailli de Schwitz, lequel cherchait à étendre l’autorité seigneuriale des Habsbourg sur la vallée d’Uri, et c’est là, dans cette espèce de Chillon du lac de Lowerz, qu’il emmenait tout naturellement Guillaume Tell.

Dans ce cas, objectera-t-on, le gouverneur ne serait pas tombé dans le Chemin-Creux ? Non, sans doute. Russ dit positivement le contraire, c’est dans le bateau que la flèche vint le frapper. Ainsi disparaissent du même coup les difficultés topographiques. On n’a plus besoin de faire franchir à Tell monts et vaux ; il ne va plus se cacher au loin et y attendre son ennemi ; c’est en se retournant, sur le rivage, délivré à peine, et encore tout ému du péril, qu’il se venge, qu’il se défend. — Quant à la chapelle élevée au bord du Chemin-Creux, ou elle est le résultat d’une méprise, dit M. Hisely, ou elle fut destinée dans l’origine à perpétuer le souvenir d’un autre évènement historique, savoir la mort d’un bailli tué, vers la même époque, par deux jeunes gens dont il avait violé la sœur : vengeance qui finit par être attribuée, suivant l’esprit des traditions populaires, au grand vengeur de tout le pays.

Ces difficultés écartées, M. Hisely estime avoir réduit l’histoire de Guillaume Tell à un récit qui, remontant par les ballades héroïques au témoignage des contemporains, présente d’ailleurs quelque chose de plausible et se légitime de soi-même. Complétant ce récit par quelques détails traditionnels faciles à motiver, il le résume à peu près de cette manière. — Gessler, ou le bailli, qui avait sa principale résidence dans l’île de Schwanau, près de Schwitz, voulut avoir aussi un donjon de ce genre au voisinage d’Altorf ; celui-ci était destiné, comme l’indiquait son nom, Twing-Uri, à forcer Uri. Les murs élevés, le gouverneur convoque le peuple sur la place publique autour du tilleul. Dans le moyen-âge, les audiences et les plaids se tenaient fréquemment sous des arbres. Le bailli fait planter une perche surmontée du chapeau ducal. Planter le chapeau (den hut aufstossen) signifiait convoquer le peuple aux assises ou à la guerre, faire acte, par conséquent, de souveraineté à son égard. Par ignorance, par simplicité ou volontairement, Tell ne se découvre pas devant cet emblème du pouvoir. Il est saisi, chargé de fers, jeté dans un bateau pour être conduit à Brounnen, et, de là, par Schwitz, dans le burg du lac de Lowerz. Avant qu’on ait fait la moitié du trajet, l’orage, un de ces orages soudains, fréquens sur ce lac, force Gessler à délier son captif et à lui remettre l’aviron. Tell debout, délivré de ses chaînes, est à l’arrière du bateau, tenant la maîtresse rame. Une avance de rochers paraît offrir quelque facilité pour l’abord ; c’est là qu’il gouverne. Des armes, la sienne peut-être, trophée d’un ennemi vaincu, sont déposées dans le bateau. Il s’en saisit rapidement, s’élance, repousse du pied l’embarcation reprise aussitôt par les vagues, et, au milieu de la stupeur générale, une flèche partie du bord vient se planter dans la poitrine de Gessler. — Tout cela se motive et s’enchaîne très bien ; mais chacun des anneaux de cette chaîne, en se déroulant, ne réveille-t-il pas quelques