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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/635

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LA VILLE DE LEEDS.

son mieux sur un tas de haillons. Tout ce monde ne change jamais de vêtemens, et ce qui reste de leur salaire, après les fréquentes visites qu’ils font au cabaret, sert à les nourrir de pain et de café.

Quelle règle de décence, quel sentiment de morale pourrait trouver place dans de pareils lieux ? En vivant comme des animaux immondes, les hommes ne doivent-ils pas contracter à la longue les mœurs de la bestialité ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se forme trop souvent au fond de cette fange des relations dont la nature a horreur. Il n’y a pas long-temps qu’un père et sa fille comparurent devant le jury de Leeds, accusés d’avoir celé la naissance d’un enfant qui était le produit de leur commerce incestueux. M. Baker fait mention d’une autre circonstance dans laquelle un homme se partageait entre la mère et sa fille, à peine âgée de seize ans. Le soir dans les rues, à l’heure où les ouvriers se couchent, on peut voir les sœurs se déshabiller devant les frères, et la mère se montrer demi-nue à ses fils, déjà hommes faits. Il est bien rare qu’un rideau tiré entre deux lits serve de barrière entre les sexes. Déplorable état de société où la pudeur semble devenir, comme la richesse, le privilége des classes élevées !

Les témoignages officiels ne s’accordent pas sur la situation morale de Leeds. M. Chapman, qui a étudié dans cette ville en 1839 la condition des tisserands, en parle en assez bons termes. « Quand on parcourt, la nuit, les rues de Manchester, l’ivresse, la prostitution et le désordre vous arrêtent à chaque pas ; à Leeds, tout est bon ordre et tranquillité pendant la nuit. Les rues ne présentent aucune de ces scènes dégoûtantes qui sont si communes dans les autres grandes cités… Les tisserands sont sobres, et ceux qui s’adonnent à l’ivrognerie forment bientôt une classe à part. » En 1841, M. Symons, autre commissaire du gouvernement, a publié des renseignemens qui rembrunissent un peu ce tableau[1]. Les membres du clergé et les inspecteurs de police entendus par M. Symons sont unanimes pour déclarer que l’ivrognerie, à Leeds, est en voie d’accroissement[2]. Le

  1. Children employment commission, Trades and Manufactures.
  2. Un homme de mérite, un Français, m’adresse de Leeds les observations suivantes, qui tendent à réconcilier l’opinion de M. Symons avec celle de M. Chapman : « On doit considérer l’état moral de Leeds par rapport à deux classes distinctes d’ouvriers, hommes et femmes, qui vivent sous le régime flottant de l’industrie. La première race est celle des individus régulièrement employés, qui forment une classe rangée, tranquille et en général respectable ; ceux-là n’ont besoin ni de fêtes, ni de bals, ni de lundis, et ne recherchent aucune distraction : ils sont réguliers comme les machines qu’ils dirigent, depuis le 1er janvier jusqu’au 31 décembre. Ils acceptent leur destinée sans regarder plus haut, et ils s’en contentent. S’ils ont une