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Filles de village, servantes d’auberge, marchandes ambulantes, personne n’échappe à ces sortes de falsifications destinées à capter le sentiment démocratique et à s’emparer de lui pour faire prévaloir quelque opinion spéciale ou servir des intérêts particuliers. Pourvu que le personnage ait vécu ou vive, que l’on puisse donner au besoin son extrait de baptême et son certificat de naissance, l’art est satisfait ; plus il occupe un rang infime dans la hiérarchie sociale, plus il convient à l’usage auquel on le destine. C’est un héros populaire ; l’idéal est retourné, cela suffit.

Il y a aujourd’hui à Charleston, par exemple, un pauvre noir qui tient une petite boutique de mercerie et se montre fort assidu aux offices de l’église méthodiste. Sa femme, Africaine comme lui, vit en bonne intelligence avec son mari ; le petit ménage est fort estimé dans le quartier. A deux existences si retirées, si modestes, si humbles, comment la gloire ou même le bruit pourraient-ils s’attacher ? Par quelle alchimie littéraire transformera-t-on ce pauvre homme en héros et sa vie en roman ? Le voici.

Certain soir, un ministre protestant, sans doute quelque aspirant à charge d’ames, est venu s’asseoir auprès du comptoir de Zamba ; ainsi s’appelle notre marchand noir. En écoutant ce dernier et son patois demi-africain, des idées confuses de spéculation, de philanthropie et de littérature sont nées dans l’esprit du visiteur. Le nègre devenu libre, grace à la munificence de son ancien maître, a raconté ses aventures, qui sont celles de presque toute sa race ; il a dit qu’il était jadis roi dans son pays, roi comme ces petits chefs qui, sur le bord des rivières africaines, ornés d’une culotte courte empruntée à nos friperies d’Europe et revêtus de quelque habit d’uniforme vendu par un matelot, commandent à deux cents pauvres gens de leur couleur, déciment leur population par coupe réglée, et alimentent ainsi les hideux besoins de la traite. Les récits de Zamba, ses chasses aux lions, l’incendie d’un village voisin, la traversée faite à bord d’un navire américain et la situation singulière d’un roi qui croit vendre ses sujets et qui se trouve vendu lui-même, semblèrent offrir au visiteur cet intérêt matériel dont on fait aujourd’hui en Amérique, et dont on voudrait faire ailleurs l’élément principal de l’art dégénéré. Il a pensé que ce récit de Zamba pourrait être mis en œuvre, et, comme le marché des États-Unis est peu favorable aux débouchés littéraires, c’est à Londres qu’il vend et débite sa marchandise. Sous ce titre attrayant : Vie et aventures de Zamba, roi nègre, et souvenirs de sa captivité dans la Caroline du sud, mémoires écrits par lui-même[1], l’ouvrage a joui de quelque vogue ; il occupe même une des premières places dans cette littérature de confessions

  1. Life and Adventures of Zamba, etc. London, 1847, 1 vol.