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qui ont vendu leur ame et n’ont gardé que leur ventre, qui ne font rien comme des êtres animés, qui ont assisté depuis trente ans, insensibles comme des momies, au mouvement agité du siècle, qui ne craignent pas l’oreille de Denys parce qu’ils n’ont rien à dire que Denys ne puisse entendre, et qui dressent plutôt les oreilles vers le tyran pour savoir ce qu’ils doivent répéter. Tous les peuples rajeunissent par leurs luttes intérieures ; il n’y a que le nôtre qui devienne toujours plus lâche, dont la tête soit toujours plus, faible et le cœur plus étroit. Cette race inepte, qui, à toutes les époques, a poursuivi ses libérateurs, ne s’est évanouie ni devant le Suédois ni devant le Corse. La voilà de nouveau avec son odieux bagage. La vieille Allemagne pèse comme un pic des Alpes sur toute poitrine libre. Fuyons ! fuyons ! »

Le fugitif qui jette à son pays cet adieu plein de colère est un écrivain sérieux, qui a joué un rôle important dans le travail philosophique de l’Allemagne contemporaine. Il a été un des plus dévoués disciples de Hegel. Il est encore aujourd’hui, pour un instant, le chef (s’il y en a un j de la tumultueuse phalange qui a prétendu appliquer avec une résolution inflexible les doctrines du maître, et qui, dans les transformations de l’école hégélienne, s’est appelée fièrement la Montagne. Cette direction pourtant, qu’il avait conquise par son ardente témérité et un talent incontestable ; il s’aperçoit qu’il va la perdre ; des révolutionnaires plus hardis lui marcheront demain sur le corps. Poursuivi par le pouvoir, menacé par ses successeurs, il ne se possède plus. Cette impétuosité, qui faisait sa force quand il menait un parti, se retourne aujourd’hui contre lui-même et l’aveugle. Il semble qu’un vertige se soit emparé de ce fier dictateur d’un jour. La transformation des doctrines de Hegel a été si rapide entre les mains des jeunes novateurs, cette haute métaphysique a été si étrangement remaniée, défigurée, bouleversée de fond en comble, qu’il ne sait plus où en est sa propre pensée. Le voilà qui s’embarrasse et se perd au milieu de ses principes de la veille. Lesquels faut-il garder ? lesquels rejeter ? Il l’ignore. La nouvelle école hégélienne se trouble avec lui ; c’en est fait, elle est comme frappée de folie. Or, ces tristes mémoires, ce douloureux testament de M. Arnold Ruge, Deux années à Paris, expriment avec une nudité effrayante la crise de cette philosophie et la situation désespérée de l’auteur. Deux sentimens l’animent, le découragement et la haine, une déception amère et une colère sauvage. Jamais l’Allemagne, qui devait, selon Hegel, proclamer le verbe de l’avenir, n’a été plus rudement, plus cruellement flagellée que dans ce livre écrit par un de ses tribuns. Çà et là cependant éclatent encore la pensée élevée, le langage vigoureux de l’habile écrivain, et je ne sais vraiment s’il faut s’en réjouir, car n’est-ce pas une nouvelle douleur de voir ainsi tant de bonnes qualités perdues par la haine, tant de mérite employé à se calomnier soi-même,