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bien s’intéresser à l’ardent écrivain ; mais comment prêter assistance à ces doctrines détestables, à cet athéisme cynique, dont les Annales allemandes étaient désormais le rempart ? C’est alors que M. Ruge, désespérant de son peuple et de ses amis, commença de maudire cette patrie pour laquelle son ame, aujourd’hui égarée, avait livré jadis tant de généreuses batailles. Il partit, secouant la poussière de ses pieds, ne voulant rien emporter de cette terre sans courage ; il partit le cœur gonflé, l’esprit plein de haine, et demanda un asile à la France.

Dans de telles dispositions, les éloges que nous prodiguera M. Ruge seront-ils bien sérieux ? Devons-nous lui être très reconnaissans de ce subit enthousiasme ? Certes, nous désirons l’amitié de l’Allemagne, et nous pensons qu’une grande victoire sera remportée pour la liberté du monde le jour où des haines surannées ne troubleront plus l’intelligence de nos voisins. Chaque pas qui nous rapproche est une conquête. Tout écrivain qui combattra les odieuses absurdités du teutonisme, les détestables colères de M. Menzel, les emphatiques niaiseries de M. Léo, tout écrivain, tout publiciste, tout poète qui effacera, par les moyens qui lui sont propres, cette inimitié impie, aura droit à la reconnaissance des deux peuples et servira la liberté européenne. Une condition pourtant est nécessaire pour que cette tâche soit bien remplie : c’est que l’Allemagne conserve son esprit, comme nous voulons conserver le nôtre. Une amitié féconde n’est possible qu’entre des esprits à la fois unis et contraires. Il s’agit d’allier des forces différentes qui se complètent. Si vous supprimez l’une d’elles, pensez-vous faire à l’autre un présent bien précieux ? Qui se réjouira de voir M. Arnold Ruge se jeter dans les bras de la France, en prononçant des paroles de haine contre son pays ? Ce n’est pas l’Allemagne qui parle ici, ce n’est pas un parti ; c’est un homme, c’est un esprit irrité, un esprit dont l’imprudente colère fera plus de mal que de bien à la cause de l’union des deux pays et réveillera les vieilles rancunes. Certes, en toute autre circonstance, nous serions heureux d’entendre cette généreuse glorification de notre génie : « Voici le chemin de la France, le seuil d’un monde inconnu. A la fin de notre voyage, nous trouverons la grande vallée de Paris, le berceau de l’Europe à venir, la vaste chaudière merveilleuse dans laquelle bout l’histoire du monde. » Et plus loin, et sans cesse : « Paris est à nous… Paris appartient au monde. C’est ici que nous remportons nos victoires, ici que nous subissons nos défaites. » Ces paroles enthousiastes seraient un symptôme heureux, à une condition, je le répète, c’est qu’elles partissent d’un cœur allemand. Or, il faut bien le dire, M. Ruge avait renié son pays quand il écrivait ces lignes ; et ce qu’il y a de plus triste, c’est que ce jugement, si dur qu’il soit, ne le blessera pas. M. Ruge se réjouira d’avoir été compris, il s’applaudira d’avoir dépouillé son caractère et de n’avoir plus rien d’allemand, ni dans l’ame