Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce que la suite prouvera mieux, c’est que la passion du jeune Poquelin, comme celle de ses camarades, ne tendait pas alors à quelque chose de plus qu’à jouer des rôles sur un théâtre, et non à composer des pièces comiques, héroïques ou tragiques. Elle se contentait, en 1645, d’un personnage dans «  l’Artaxerce » du sieur Magnon. Cette passion pourtant était-elle la seule qui entraînât notre apprenti légiste hors de la carrière que semblaient lui ouvrir sa condition et ses études ? Il serait assez facile d’en soupçonner une autre plus puissante encore sur un cœur de jeune homme ; mais un témoin du temps nous dispense positivement de la conjecture. Voici, en effet, ce qu’écrivait, onze ou douze ans après la courte vie de l’Illustre-Théâtre, un ou deux ans avant le retour de Molière à Paris, cet inestimable bavard de Tallemant des Réaux : « Je n’ai jamais vu jouer la Béjart (Madeleine) ; mais on dit que c’est la meilleure de toutes (nos actrices). Elle est dans une troupe de campagne. Elle a été (à Paris) dans une troisième troupe qui n’y fut que quelque temps. Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre. Il en fut long-temps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. » Il ne faut certainement pas demander une exactitude complète à l’homme qui déclare seulement ramasser des ouï-dire, et l’on s’explique facilement que, dans ce souvenir tiré de loin, la Faculté de Droit soit devenue la Sorbonne et la liaison publique de l’acteur avec l’actrice un mariage ; mais il en reste toujours ceci, que Madeleine Béjart avait joué quelque temps à Paris avec succès, et qu’il y avait été bruit de cette conquête qui lui avait donné un camarade, sinon un mari. Il pourrait encore résulter de ce passage de Tallemant que Molière serait entré dans la troupe où jouait la Béjart seulement après son départ de Paris ; mais nous avons assez de preuves du contraire, et c’est un fait absolument établi que Molière fit partie de l’Illustre-Théâtre à Paris en 1645, dans le même temps que Madeleine Béjart y paraissait avec éclat. Nous doutions seulement qu’il y eût figuré sous ce nom, devenu illustre, et que les contemporains, comme nous le verrons, hésitèrent si long-temps à lui donner ; mais un de nos amis, M. Paulin Paris, vient de nous fournir la certitude que nous cherchions. Dans un « recueil de diverses poésies, » imprimé en 1646, il a trouvé des « stances adressées au duc de Guise sur les présens qu’il avait faits de ses habits aux comédiens de toutes les troupes. » On pense bien que le poète finissait par demander pour lui-même une part de la glorieuse défroque ; pourtant il n’arrivait là qu’après avoir nommé ceux qui en avaient été déjà nantis, savoir : de la troupe du Marais, Floridor ; de celle du Petit-Bourbon, le Capitan ; de celle de l’hôtel de Bourgogne, Beauchâteau, et d’une quatrième troupe qu’il ne désigne pas autrement, « la Béjart, Beys et Molière. » Cette date de 1646 que porte le livre est encore confirmée ici par une circonstance relative au personnage qui venait de distribuer sa garde-robe. Le duc Henri de Guise, dont il est question, ne vit pas finir l’année 1646 à Paris. Dès le mois d’octobre, il partait pour Rome, et il ne revint en France, après avoir été chef d’une république et prisonnier de l’Espagne, qu’à la fin de 1652.

Il est donc constant que le jeune Poquelin prit en 1645, lorsqu’il monta sur les planches de l’Illustre-Théâtre, le nom qu’il porta toujours depuis. Il ne faisait en cela que se conformer à un usage de son temps, usage qui n’est pas, aujourd’hui même, entièrement perdu. Presque tous les acteurs d’alors que nous connaissons par leurs noms de théâtre, les Bellerose, les Floridor, cachaient sous