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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/293

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paru le 28 mai ; le 26 août, Paris vit l’entrée du roi et de la reine. Puis, quand on pouvait espérer que l’épuisement des réjouissances publiques aurait ramené aux comédiens des spectateurs, le théâtre lui-même (11 octobre) tomba sous le marteau des architectes. On était alors dans une extrême impatience de voir le Louvre achevé ; les plans demandaient surtout à démolir, et la salle du Petit-Bourbon fut emportée dans un alignement. La troupe délogée alla, sous la protection de son jeune patron, demander asile au monarque heureux, qui dans ce moment ne pouvait rien refuser. Il lui accorda place dans un logis royal. Le palais donné à Louis XIII moribond par le cardinal de Richelieu mourant, et qu’on n’habitait déjà plus, avait une salle de spectacle autrefois magnifique, maintenant abandonnée, celle qu’avait inaugurée Mirame (1641). Le roi permit aux comédiens de son frère de s’y établir. Les réparations et les arrangemens qu’il fallut y faire demandèrent plus de temps qu’il n’avait d’abord paru nécessaire, et, au lieu de pouvoir jouer après la Toussaint, il fallut attendre jusqu’au 20 janvier (1661). Dans cet intervalle, les comédiens n’eurent d’autre ressource que d’aller se montrer, comme c’était d’ailleurs l’usage, chez les gens de cour ou de finance qui voulaient donner la comédie à leurs conviés. Une de ces « visites » mérite bien, à notre avis, de sortir de l’oubli volontaire où on l’a laissée. Le mardi 26 octobre 1660, le cardinal Mazarin étant malade dans sa chambre à coucher du Louvre, étendu sur sa chaise, au dos de laquelle le roi debout était appuyé, vit représenter devant lui, par les comédiens de Monsieur, l’Étourdi et les Précieuses ridicules ; après quoi, dit Loret que nous mettons cette fois en prose, son éminence fit donner à « Molier » mille écus pour lui et ses compagnons. Si l’on veut, par quelque étude des personnages, des lieux et du temps, se figurer cette chambre, ce ministre, ce roi et cet acteur, il nous semble qu’il y aurait là le sujet d’un tableau qui vaudrait bien celui qu’on nous a donné des derniers momens de Mazarin, à moins qu’on ne veuille y trouver le défaut d’être trop vrai.

Enfin, le 20 janvier 1661, la salle du Palais-Royal se trouva prête, et la troupe de Molière y parut. Bientôt il voulut s’y montrer aussi comme auteur, avec la dignité que demandaient les souvenirs de ce noble lieu, et il sembla vraiment en avoir reçu les funestes inspirations. La salle de Richelieu put croire un moment qu’on lui avait rendu l’Estoile ou Desmarets. Il était passé par la tête de Molière une de ces déplorables idées qui trompent les gens d’esprit par leur apparence ingénieuse. Après avoir fait grimacer la jalousie ridicule chez Sganarelle, il voulut revêtir cette passion d’élégance et de noblesse chez le prince don Garcie de Navarre. Il en fut puni. Le don Garcie bouffon avait amusé ; le Sganarelle héroïque n’obtint aucun succès. L’auteur se le tint pour dit, retira sa pièce au bout de quelques jours, en sauva seulement quelques vers, mit ses habits de velours au cabinet, reprit le « bon pourpoint bien long » de Sganarelle, et reparut ainsi (24 juin) dans l’École des Maris.

Nous nous arrêtons ici. Nous avons voulu recueillir seulement quelques vestiges certains de cette portion de la vie de Molière (près de quarante ans) où l’on ne peut cheminer qu’à tâtons. Le restant de cette vie (moins de douze ans) pourra se lire en quelque sorte à la lueur de ses impérissables ouvrages.


A. BAZIN.