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plus reposées et les plus souriantes, et qui, dans cette ame impressionnable, n’attendait qu’un prétexte pour prendre corps ; la conscience trop intime peut-être de sa valeur personnelle au milieu des inertes individualités, des anachronismes vivans qui lui disputaient à cette époque l’air et l’espace ; enfin le contraste fréquemment évoqué dans ses écrits de la passivité de l’Espagne, — vouée, en politique comme en littérature, au régime énervant des traductions, — avec l’initiative créatrice de la France, qu’il avait visitée en un de ses plus chaleureux momens, en pleine, fièvre de 1835, voilà, je l’ai toujours pensé, ce qu’il y a de plus réel ail fond de ce suicide. Larra est mort de cette maladie morale qui fit la mélancolie de Molière et la misanthropie de Moratin : mystérieuse réaction de la pensée qui se repose dans la tristesse intérieure des rires qu’elle a épandus au dehors ; lassitude de l’observateur qui a trop vu et trop bien vu ; dégoût suprême dont Dieu semble vouloir punir ceux qui étudient trop avant son œuvre, et qui offre au scalpel un cadavre là où le regard admirait une Vénus. Pour Larra, le cadavre c’était l’Espagne, en proie à une décomposition lente sous l’orgueilleux monument de son passé. Il refusait de croire à son réveil, et cette idée poursuit partout notre pamphlétaire, soit que, par la bouche du candide Niporesas, il promette une neuvaine à « sainte Rita, patronne des impossibilités (abogada de imposibles), pour la prospérité de la patrie, » soit qu’à l’autre bout de sa carrière, hélas ! si courte, il écrive un de ses plus excentriques chapitres : le Jour des morts de 1836. Ce jour-là, Figaro s’est levé avec une humeur noire. « Un homme qui croit à l’amitié, dit-il, et qui parvient à la voir en dedans, un ingénu qui s’est amouraché d’une femme, un héritier dont l’oncle d’Amérique meurt sans testament, un porteur de bons des cortès, une veuve à qui l’on a assigné une pension sur le trésor espagnol, un député nommé dans les avant-dernières élections, un militaire qui a perdu une jambe pour l’estatuto et qui est resté sans jambe et sans estatuto, un grand qui fut libéral et qui est resté libéral tout court en devenant sénateur, et un général constitutionnel poursuivant Gomez, image fidèle de l’homme qui court après le bonheur sans pouvoir l’atteindre, un rédacteur du Monde emprisonné en vertu de la liberté de la presse, un ministre d’Espagne et un roi constitutionnel enfin, sont tous des êtres joyeux et folâtres par comparaison à la mélancolie qui m’accablait ce jour-là. » Dans cette disposition d’esprit, Figaro va traverser le Manzanarès avec la foule qui se rend au cimetière ; mais, en chemin, il s’aperçoit que le cimetière est Madrid même, « vaste cimetière où chaque maison est la niche d’une famille, chaque rue le sépulcre d’un événement, chaque cœur l’urne cinéraire d’une espérance ou d’un désir, » et Figaro s’arrête devant les principales tombes :


« LE PALAIS. Sur le frontispice on lisait : « Ci-gît la royauté : née sous le règne d’Isabelle-la-Catholique, morte à la Granja d’un coup d’air.