Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/738

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la capitale et les voyageurs privilégiés qui désirent prendre connaissance des établissemens coloniaux de l’empire. Que si l’on remontait au sud jusqu’au gouvernement de Kerson, on rencontrerait à chaque pas un spectacle bien différent.

En 1824, l’empereur Alexandre voulut en juger par ses yeux ; on s’attendait à sa visite ; toute l’administration des colonies fut en émoi. Que pouvait-on faire pour dissimuler au souverain le véritable état des choses ? Les villages voisins s’entendirent pour l’amélioration des chemins et s’arrangèrent entre eux pour se prêter réciproquement des hommes, des enfans, des bestiaux. Cela se pratique régulièrement ainsi à chaque inspection. Alors tous les bras sont occupés à réparer les routes, les ponts, les édifices publics, ou même à arracher des arbres dans les forêts pour les planter le long des chemins.

Ainsi, à les prendre dans leur ensemble, les colonies militaires de la Russie sont loin du degré d’aisance où l’on voudrait les élever. Rien n’est plus naturel, elles sont d’hier. C’est une institution qui commence ; mais l’Europe orientale doit y prendre garde, c’est aussi une institution qui se développe. Dans l’état misérable où elle est encore en beaucoup d’endroits, on assure qu’elle peut, dès à présent, fournir, avec une population d’environ 2 millions d’ames, une masse de 200,000 hommes armés faciles à concentrer en peu de jours sur les frontières de la Pologne, de l’Autriche et de la Turquie. Or, la Russie ne prétend point s’en tenir aux colonies existantes. On lui attribue du moins une pensée beaucoup plus hardie. Elle voudrait ériger la colonisation en système, et elle aurait conçu le projet de coloniser toute l’armée avec tous les paysans de la couronne dans une zone compacte qui s’étendrait de la Baltique au Caucase. Posée ainsi, la question prend un aspect effrayant, car l’armée russe ne laisse pas d’être nombreuse et la population des domaines de la couronne est d’environ 20 millions d’ames. Cela multiplierait les forces mobilisables de l’empire par centaines de mille. Bien qu’elle ait été mise sérieusement en avant, cette pensée peut paraître impraticable, surtout dans ces proportions colossales, mais il est vraisemblable pourtant que la colonisation ne s’arrêtera pas au point où elle en est aujourd’hui, et qu’elle s’étendra jusqu’aux dernières limites du possible. L’autorité impériale y emploiera toute sa puissance et toute l’énergie du pays. Comment une si belle entreprise ne sourirait-elle pas à son imagination toute pleine des souvenirs d’une grandeur éclose et développée si largement en un siècle, et à ses ambitions nouvelles encore plus vastes que ses succès d’hier ?

Il est vrai que la noblesse russe n’a point vu sans crainte l’établissement des colonies et qu’elle n’en verrait pas plus favorablement le progrès. Plus d’une fois déjà elle a essayé de les représenter à l’empereur comme dangereuses pour le pouvoir lui-même. Celles du gouvernement de Novogorod, voisines de Saint-Pétersbourg, ne pouvaient-elles pas, à un jour donné, se laisser corrompre par l’esprit politique ou égarer par les conseils d’un général populaire et ambitieux ? Dans un cas semblable, ne pouvaient-elles pas menacer l’ordre d’un grand péril ? Et qui répondait que la fantaisie ne leur viendrait point de jouer dans les grandes affaires un rôle de prétoriens ? Assurément ce langage de la noblesse n’était point dicté par une frayeur sincère et désintéressée. En effet, ne perd-elle pas une part très grande de son influence à ce mode nouveau de recrutement ? l’état ne dépend-il pas beaucoup moins d’elle, du moment que l’armée se recrute par