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faut le temps de le chercher, on le retirera raide ; mieux vaut ouvrir la vanne pour que le courant l’amène, et je le saisirai au passage, à moins que nous ne soyons emportés tous deux sous la roue, et alors, bonsoir ! Tout en pensant, je faisais ce que je pensais. Accroché d’une main à la planche, je regardais l’eau qui passait sous la vanne ouverte, et j’attendais Pierre sans rien voir, quand tout à coup je ne sais quoi de noir arrive ! Je plonge la main dans le bouillon d’eau, j’attrape quelque chose que je retire ! C’était mon Pierre ! aussi vivant que vous et moi. Le gueux avait l’haleine d’un poisson ; il ne s’était même pas donné le genre de s’évanouir. Tout se réduisait pour lui à un bain d’agrément.

La narration du meunier, faite sur le théâtre de l’événement, n’avait pas besoin de commentaire. De tous les moyens de sauvetage offerts par les lieux et les circonstances, il avait évidemment choisi le plus sûr pour l’enfant et pour lui-même. En pareil cas, le Vendéen et le Normand eussent appelé au secours ou se fussent jetés dans le canal, au risque de ne pouvoir s’en retirer ; le Breton eût économisé les cris pour courir à l’enfant, avec lequel il se fût noyé silencieusement ; seul, le Manceau, avant de rien essayer, avait fait un raisonnement auquel l’enfant devait son salut.

Ce n’était point, du reste, une curiosité industrielle qui m’avait conduit au Moulin-Neuf, mais bien l’espoir que son propriétaire pourrait me faire connaître un des anciens compagnons de ce Jean Cottereau devenu célèbre dans les guerres civiles de l’ouest sous le nom de Jean Chouan. Dès les premières ouvertures faites à ce sujet, le meunier proposa de me mener chez le vieux Va-de-bon-Coeur, dernier représentant de ces guerillas aventureuses qui, à trois reprises différentes, avaient, selon l’expression d’un contemporain, donné la fièvre et la république. — Le difficile sera de le faire parler, ajouta-t-il, vu qu’il craint toujours un rappel de compte. Aujourd’hui ce n’est plus qu’un vieil innocent qui passe les journées à tresser des jarretières et à apprendre le catéchisme aux petits ; mais, dans son temps, il a aussi arrêté les diligences, fusillé les patauds [1] et orné la queue des chiens de cocardes tricolores. Si vous voulez qu’il vous raconte sa vie de brigand, munissez-vous d’une bouteille de cognac. Vous savez qu’il faut apporter du lait quand on désire faire sortir les couleuvres de leurs trous.

Le propriétaire du Moulin-Neuf avait fait atteler son char-à-bancs, dans lequel nous montâmes, et qui se dirigea vers la métairie des Boutières, où habitait le vieux Va-de-bon-Coeur. Nous suivions une route peu fréquentée que tapissait une herbe courte, sur laquelle les charrettes des

  1. Le nom de pataud, donné par les chouans aux républicains, fut une altération du mot patriote, d’abord mal prononcé par les paysans, pour qui il était tout nouveau, et qui n’en connaissaient pas la signification.