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Je ne pus retenir une exclamation.

— Et elle y arriva ? m’écriai je.

— Le cinquième jour ! Elle avait fait soixante-dix lieues sur le cuir de ses pieds[1], sans s’arrêter autrement que pour demander un morceau de pain aux portes des maisons quand elle avait faim, et un peu de paille dans les granges quand elle avait sommeil ; mais, arrivée à Versailles, elle apprit que les Talmont, qui pouvaient seuls la présenter au roi, s’étaient attardés en route dans quelque château, on ne savait où et ne viendraient peut-être de long-temps. Pour cette fois, la veuve sentit son courage à bout. Elle resta toute une nuit à genoux devant un crucifix sans finir de pleurer ; elle ne connaissait personne à Versailles que le cocher du prince de Talmont, un mainiau de Saint-Ouën-des-Toits, qui se sentit écoeuré de la voir tant pleurer et qui lui demanda si elle aurait la hardiesse de parler au roi toute seule. — Pour sauver Jean, je parlerais à la Trinité, répondit la veuve. — Alors, dit Jérôme, je risque ma place et le reste pour servir un pays. Vous allez monter dans la voiture du prince ; on croira que c’est lui qui se rend à son devoir, on nous laissera passer les grilles sans rien dire, et, quand le roi sortira du grand vestibule pour monter en carrosse, vous irez vous jeter à ses pieds, et vous prierez Dieu de vous faire bien parler, car c’est notre sort à tous qui se décidera. La chose fut exécutée le jour même. Jeanne monta en voiture, attendit le roi, et, dès qu’il parut, elle courut à lui en criant : — Grace, monseigneur ; les gabelous nous ont ruinés, et maintenant ils veulent pendre mon fils parce qu’il s’est fait faux-saulnier. Sauvez Jean, monseigneur, nous serons sept à prier Dieu pour vous !

Le roi fut d’abord étourdi de s’entendre appeler monseigneur par cette femme à mine effarée dont le costume était inconnu. Les gens de la cour criaient que c’était une folle et qu’il fallait l’arrêter ; mais, quand elle eut tout raconté, ce fut à qui se récrierait d’admiration. Le roi voulut rentrer pour signer lui-même un sursis, en attendant la grace, qui fut donnée quelques jours après.

  1. Toutes ces expressions appartiennent à la complainte du gas meatoux.

    Faut pas croire ainsi, ma mère,
    Chaussez vos meilleurs souliers,
    Laissez tout et partez vite
    Sans rabattr’ votr’ tablier.
    J’ ferais cent lieues et j’en frais mille
    Rien que sur l’ cuir de mes pieds ;
    Mon fils, il faut que je parte,
    Dans mes mains j’ai mes souliers
    Et dans l’ cœur, pour aller vite,
    Mon fils, j’ai mon amitié.