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le lendemain de ces grandes secousses, même les débris et les traces, chercher à s’orienter, à se reconnaître dans ce chaos d’où peut sortir une fécondité nouvelle, mais où s’absorbent et s’annulent les floraisons antérieures, ne serait-ce pas chimère et folie ? Il y a donc aujourd’hui pour la critique, — en supposant qu’elle voulût devancer ou résumer le mouvement des idées littéraires, — deux difficultés redoutables : l’une, dans l’invincible inattention du public ; l’autre, dans le changement complet des aperçus.

Et pourtant c’est presque un devoir de ne pas laisser trop long-temps les scellés sur les choses de l’esprit ; ne fût-ce qu’à titre d’inventaire, et pour ménager aux temps qui suivront quelques documens transitoires entre la période qui finit et celle qui commence, il importe à la société nouvelle, quelles que doivent être sa forme et sa tendance, que tout s’y installe et y prenne date le plus promptement possible, afin que rien ne soit brisé dans cette chaîne idéale qui, au milieu même des bouleversemens les plus décisifs, relie entre elles les intelligences, et fait de l’avenir, sinon le continuateur, au moins l’héritier du passé. L’artiste, d’ailleurs, le penseur et le critique ne doivent pas s’effrayer outre mesure de ce désordre apparent qui, pendant la durée de la crise, confond toutes les notions comme tous les individus, laisse entrer les profanes dans les enceintes réservées, et donne à la pensée la plus nette le vague, l’imprévu et la stupeur du rêve. Il en est de ces momens de la vie d’un peuple comme de ces grands sites qui ont besoin d’être vus et jugés à distance. De près, on était distrait, étourdi par le bruit, la poussière et le soleil. Arrivé au haut de la colline, lorsqu’on se retourne et qu’on regarde autour de soi, il semble que tout ait repris sa place, que les masses se précisent, que les lignes s’échelonnent, et que les lois immortelles de la nature rétablissent leurs droits dans cet harmonieux ensemble. Quelque chose d’analogue arrive dans les temps d’agitation et de trouble. De près, tout s’absorbe dans le bruit de la place publique et de la rue ; rien, en dehors du tourbillon, ne semble possible : quelques années plus tard, on dirait qu’un mystérieux travail s’est accompli, qui a distribué, réparti, coordonné ce qui n’offrait qu’un immense pêle-mêle. Sans doute les événemens politiques y conservent leurs proportions et y dominent tout le reste ; mais, au-dessous et à l’entour, on peut dès-lors distinguer les accidens du paysage qui se dessinent à mi-côte, et se rattachent, sans s’y confondre, aux grandes cimes de l’horizon. C’est ainsi que les sublimes poèmes de Milton et de Dante nous apparaissent aujourd’hui comme de glorieuses dates dans l’histoire des littératures, et se détachent nettement de l’élément politique, révolutionnaire, qu’y mêlèrent sans doute, aux yeux des contemporains, les catastrophes sanglantes de la révolution anglaise et les convulsions douloureuses des républiques italiennes. C’est ainsi qu’à une époque plus rapprochée, au moment même où la révolution française venait d’éblouir tous les regards de ses formidables lueurs, et léguait à l’Europe toute une période de guerre, d’invasion et de ruine, on vit naître et s’élever cette magnifique pléiade d’hommes de génie ; dont l’histoire se lie à celle des vingt premières années de ce siècle, et ne perd, au contact de leurs gigantesques épisodes, rien de sa grandeur ni de son éclat. Les révolutions portent avec elles assez d’émotions et d’angoisses, sans qu’on les accuse encore d’un tort qu’elles n’ont point, celui d’arrêter ou d’amoindrir les productions de l’art. Elles peuvent distraire la curiosité, mais elles n’appauvrissent pas l’imagination ;