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et du nom de Victoriano. Depuis longues années, il parcourait le même chemin, et chaque lieu de halte était pour lui un prétexte à récit. Le soir, sous un ciel étoilé, quand les mules déchargées broyaient leur ration de maïs sur les mantas[1] qui leur servaient de râtelier, quand, autour des feux allumés dans la plaine, les sentinelles veillaient à la garde du trésor commis à leur vigilance et que les autres soldats dormaient étendus près de leurs armes, le capitaine et moi nous prenions un plaisir toujours nouveau à entendre Victoriano, dont la verve intarissable se traduisait en récits animés ou en chansons accompagnées de sa mandoline. Je plaignais alors le voyageur que je voyais emporté par le galop rapide des chevaux de la diligence qui passait comme un éclair près de nous, et dans laquelle peut-être des compatriotes me montraient au doigt comme un débris des anciennes mœurs mexicaines. Quelques vices de plus, me disais-je, beaucoup de charme de moins, tel est le résultat d’une parodie de civilisation qui, jusqu’à présent, n’a fait que détruire et n’a rien reconstruit. Dans ces veillées, autour des feux nocturnes, vivant à la fois de la vie du muletier et du soldat, je retrouvais encore sans mélange, même en m’avançant vers l’Europe, les sensations de la vie primitive des déserts de l’ouest.

Depuis notre départ de Puebla, Acajete, l’hacienda de San-Juan, Tepeaca (car nous avions dévié de la route ordinaire), Santa-Gertrùdis, avaient été autant d’étapes marquées par cette quiétude que donne à l’ame la fatigue du corps, et qui semble prouver que le bonheur de l’homme consiste dans le mouvement physique plutôt que dans la pensée. Nous avions dépassé la ville et le fort de Perote. — Seigneur cavalier, me dit Victoriano, vous devriez visiter ce fort, je puis vous accompagner jusqu’à l’entrée, et sur ma recommandation vous y serez introduit sans difficulté ; vous nous rejoindrez ensuite à Cruz-Blanca : c’est un petit village à deux lieues d’ici où nous passerons la nuit, et à votre retour je vous conterai, au sujet de la forteresse, une aventure qui a fait bien du bruit il y a quelques années.

Je goûtai le conseil du muletier, qui me fit, selon sa promesse, introduire dans le fort, dont je visitai l’intérieur tout à mon aise en compagnie d’un officier heureux d’accepter cette corvée comme une distraction. Ma visite dura une heure environ ; après quoi, comme le soleil allait se coucher, je remerciai mon guide et me mis en devoir de regagner le convoi. Je traversais une de ces plaines arides et désolées désignées sous le nom de mal pais, plaines hérissées de scories volcaniques, sur lesquelles une légère couche de terre ne laisse pousser que des plantes rabougries. Le vent semblait murmurer des plaintes é

  1. Toiles qui recouvrent le bât des mules.