Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 22.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se relâcher ; j’entendis un craquement de sangles brisées, une imprécation de rage, et tout à coup je me trouvai libre, avant d’avoir pu apprécier le danger auquel je venais d’échapper. Peu s’en fallut qu’un nouveau bond de mon cheval ne me désarçonnât ; je pus cependant, grace à Dieu, me remettre en selle et m’élancer en avant. Une détonation résonna, une balle siffla près de mes oreilles ; au même instant, un cri d’alarme s’éleva dans les ténèbres. Des explosions multipliées y répondirent. Ce fut alors une inexprimable confusion. Les mules, trompées par les tintemens de la clochette, qui semblaient sortir des directions les plus opposées, se débandaient et se heurtaient l’une l’autre. Des coups de feu suivis et précédés d’éclairs déchiraient le brouillard et se répercutaient dans les montagnes. Aux lueurs de la fusillade, les habits rouges des lanciers en désordre, qui tiraient au hasard dans cette nuit épaisse, apparaissaient de minute en minute ; les balles sifflaient, et les cris de désespoir de l’arriero dominaient de temps à autre tout ce tumulte.

J’avais été entraîné par mon cheval effrayé assez loin du théâtre du combat. Je m’efforçai aussitôt de le ramener en arrière. Quand je pus rejoindre le convoi, la lutte avait déjà cessé, les bandits avaient disparu. Don Blas, qui avait conservé tout son sang-froid, me serra silencieusement la main ; je n’eus pas le temps de le questionner : un homme se jeta entre nous, une torche à la main, en suppliant le capitaine de lui venir en aide. A la lueur de la flamme, je reconnus les traits décomposés du pauvre muletier. Quelques soldats de l’escorte, mettant comme lui pied à terre, coupèrent des branches de sapin dont ils firent des espèces de torches, et nous pûmes alors contempler un triste spectacle. Les mozos, parmi lesquels on ne remarquait plus le remplaçant de Victoriano, surveillaient les mules groupées autour de la jument conductrice dépouillée de sa clochette. Heureusement l’instinct de ces animaux, un moment trompé par la ruse des voleurs, n’avait pas tardé à reprendre le dessus. Plusieurs mules perdaient leur sang par de larges plaies ; deux soldats, atteints aussi sans doute par leurs camarades, pansaient leurs blessures avec leurs mouchoirs ; enfin, dans un ravin peu profond que les torches éclairaient d’un reflet sinistre, un valet de mule se tordait sous l’étreinte de l’agonie : c’était l’homme qui avait reconnu Victoriano ; il expiait le tort d’en avoir trop vu. L’arriero, tout en promenant d’une main tremblante son flambeau sur les mules, s’arrachait de l’autre les cheveux, ou essuyait la sueur qui, malgré le froid de la mort, coulait de son visage. — Je suis un homme perdu, ruiné, s’écriait le pauvre diable, qui semblait ne pas oser compter ses mules de peur d’acquérir l’effrayante certitude de son désastre. Cependant il commença. Don Blas, dont la figure paraissait fort pâle, même à la lueur rougeâtre du sapin, restait immobile sur sa selle.