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à un négociant ou à un maquignon qu’à un voleur de grand chemin, et le cheval de luxe qu’il montait pouvait confirmer cette triple supposition.

Deux joueurs, en quelque endroit qu’ils se trouvent, sont toujours un agréable spectacle pour les Mexicains de toutes les classes, et, à mon grand déplaisir, les deux cavaliers firent mine de s’arrêter devant nous. Je restai immobile mes cartes à la main, et assez confus d’être surpris dans une occupation si étrangère à mes habitudes. Cependant, comme il n’y avait pas d’enjeu visible, je me flattais de garder les apparences du passe-temps le plus innocent ; mais j’avais affaire à des juges experts en matière de faiblesse humaine.

— Joueriez-vous par hasard ce beau cheval bai-brun ? me demanda, en me saluant, le cavalier à la veste d’indienne, et en accompagnant son salut d’un regard perçant.

— Précisément, répondis-je.

— En ce cas, vous jouez gros jeu, mon maître, reprit le cavalier, et si, comme je le crois, ce cheval est le vôtre, je vous souhaite une chance favorable ; mais serait-il indiscret d’assister à votre partie ?

— Je préférerais la finir comme je l’ai commencée ; j’ai toujours remarqué que je joue avec plus de bonheur quand je n’ai pas de témoins.

Le cavalier trouva mes scrupules de joueur trop respectables pour ne pas se conformer à mes désirs, et, se tournant vers son compagnon :

— Aussi bien, dit-il à celui-ci, le temps nous presse ; c’est ici que nous devons nous séparer ; comptez que, si j’en ai le loisir, j’irai demain vous rejoindre au fandango[1] de Manantial, quoiqu’à dire vrai, si certains indices ne m’abusent, le vent du nord ne doive pas tarder à souffler.

— A demain donc, si c’est possible, répondit le Jarocho, et les deux cavaliers se séparèrent, le premier suivant le chemin direct, et le cavalier à la veste d’indienne prenant un sentier sur la gauche.

— Que diable le vent du nord peut-il avoir à faire avec le fandango d’un petit village ? demandai-je machinalement à Cecilio.

— Le cavalier à la jaquette d’indienne craint peut-être de s’enrhumer, reprit Cecilio d’un air de fatuité satisfaite.

Après cette ingénieuse explication, nous reprîmes notre partie, un instant interrompue. Je retournai de nouveau deux cartes. L’une d’elles était la sota de bastos[2] : ce fut celle que choisit Cecilio. Cette fois, d’une main tremblante, je fis successivement glisser les cartes l’une sur l’autre ; mon cœur battait, peut-être allais-je perdre un compagnon de cinq ans ! Cecilio essuyait la sueur qui inondait son front. Tout à coup

  1. Nom d’une danse qui par extension désigne les fêtes des villages de la côte de Vera-cruz.
  2. Valet de trèfle.