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C’est aussi en tenant compte de la véritable situation des esprits, violemment entraînés par une révolution, et en se préservant des traditions vieillies, non moins que des appels coupables aux passions démagogiques, que le théâtre peut conjurer l’abandon qui le menace et rendre à la société des services réels. Quelles marques de sympathie ne décernerions-nous pas aujourd’hui à un écrivain qui, sourd aux appels décevans et passionnés du dehors, comprenant que le but sacré clé l’art n’est pas de s’absorber dans l’agitation universelle, mais de la dominer par ses enseignemens et ses exemples, donnerait au théâtre une œuvre vraiment originale, vraiment actuelle, soit que, saisissant les aspects comiques qui fourmillent sous nos pas, il nous montrât le cœur humain avec ses éternelles faiblesses cachées sous des déguisemens nouveaux et de nouveaux subterfuges, soit que, préoccupé des côtés sérieux et tristes, il fouillât dans les douloureux secrets, dans les drames ignorés qui se dérobent souvent sous le tissu uniforme des conventions sociales ! Si nous n’avons pas, en ce moment, à proclamer une œuvre de ce genre, nous devons au moins mentionner la tentative que vient de faire un écrivain célèbre pour remettre en honneur cette tragédie intime, domestique, familière, qui, du moment qu’on en connaîtra bien toutes les ressources, doit remplacer définitivement la tragédie héroïque. Telle a été évidemment l’idée de M. de Balzac dans son nouveau drame de la Marâtre. Quelle que soit notre opinion sur l’ensemble des ouvrages de M. de Balzac, il serait injuste de ne pas reconnaître en lui cette persistance, cette force de volonté littéraire qui sait se suffire à elle-même et vivre de sa propre pensée, au moment où les circonstances paraîtraient devoir l’ébranler ou la distraire. Jusqu’ici, M. de Balzac avait peu réussi au théâtre. Humoriste inintelligible dans Vautrin et dans Quinola, pâle et inhabile dramaturge dans Paméla Giraud, il semblait, une fois en face du public, perdre ces éminentes qualités d’observation et d’analyse dont ses romans renferment d’incontestables preuves, sans rencontrer en échange cette habileté d’agencement, cette soudaineté d’émotions, cet art de faire grandir l’intérêt par la marche même du drame, que nous applaudissions de temps à autre chez des auteurs plus superficiels. La Marâtre est fort supérieure à ces premiers essais dramatiques : évidemment, M. de Balzac a songé cette fois à restaurer le drame de Diderot et de Mercier, en le faisant profiter de ce trésor d’observations et de découvertes amassées pendant une longue et laborieuse carrière. Il a essayé d’appliquer à l’optique théâtrale ce don de seconde vue psychologique, cette faculté opiniâtre et patiente de dégager l’inconnu de la réalité, qui est le caractère le plus original de son talent. Renoncer aux allures de cette comédie de convention qui se contente d’effleurer les surfaces, pénétrer dans les entrailles de la vie intime, prendre pour muse une sorte de Melpomène bourgeoise qui nous initie à cette réalité inconnue, souterraine, que creusent les passions sous les superficies les plus paisibles, nous faire assister au développement d’une action toute vulgaire, remplie, au dehors, des incidens familiers de la vie domestique, et recélant au dedans plus d’émotions, de péripéties et de douleurs qu’il ne s’en abritait autrefois sous un portique grec ou romain, voilà ce qu’a voulu M. de Balzac.

Ce titre même, la Marâtre, nous annonçait une de ces études d’intérieur où excelle l’auteur d’Eugénie Grandet, où des souffrances silencieuses et de sourdes