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Bien que l’exagération soit naturelle aux poètes et aux voyageurs, j’ai peine à croire que le témoignage des anciens fût radicalement faux, et j’incline à penser que la barrière de rochers qui traverse le Nil au-dessus de Syène a pu être abaissée avec le temps par l’effort du fleuve.

Un fait bien curieux, découvert par M. Lepsius, pourrait avoir quelque rapport avec cet abaissement des rochers. Au-dessus de la seconde cataracte, à Semnéh, il a trouvé des marques gravées, il y a près de quatre mille ans, sur le roc pour indiquer les hauteurs atteintes par le niveau du fleuve à diverses époques du règne de ce Pharaon, qui, à une autre extrémité de son vaste empire, creusait le lac Moeris et construisait le labyrinthe. Ces marques avec la date de l’année du règne se voient encore sur les bords escarpés du Nil, comme les grandes crues de la Seine sont marquées sur les piliers de nos ponts. Or, ces marques sont beaucoup au-dessus du niveau actuel. Les rochers ont donc pu former autrefois comme un barrage d’où les eaux se précipitaient en cascade et qu’elles auront fini par briser. La même chose a dû arriver pour la première cataracte. Ainsi serait expliquée l’origine d’une renommée qui se serait prolongée long-temps encore après qu’elle aurait cessé d’être méritée. On vit quelquefois sur une vieille réputation dont on n’est plus digne. Quoi qu’en ait pu dire Diodore de Sicile, nous allons franchir la cataracte à l’aide d’un bon vent de nord et d’une centaine de Nubiens qui doivent aider la puissance du vent, et avec des cordes diriger notre barque au milieu des rochers.

L’objet de notre négociation chez l’aga a été de faire prix pour ce secours nécessaire, et, comme toute négociation avec les Arabes ou les Nubiens, elle a été longue et fort accompagnée de gesticulations, exclamations, réclamations et pourparlers sans fin. J’assistais à tout ce débat, qui se passait entre Soliman et les naturels du pays, assis à côté de l’aga et fumant avec une grande majesté. Le marché conclu, je me suis mis à fureter dans les rochers pour y trouver quelques inscriptions que j’avais remarquées quand nous nous rendions chez l’aga. Les scènes représentées sur ces rochers sont analogues à celles qu’on voit sur les stèles funèbres. Ce sont des familles adressant des prières aux dieux. Le nom et la condition de chaque personnage sont écrits auprès de lui en hiéroglyphes que j’ai recueillis, car je recueille avec soin tous les monumens qui pourront m’aider à recomposer l’organisation de la famille et de la société chez les anciens Égyptiens.

Nous fîmes une visite à l’île d’Éléphantine, dans laquelle une partie des ruines qu’y trouva encore l’expédition d’Égypte n’existe plus. Ce qui m’a surtout frappé, c’est une porte de granit sur laquelle on lit le nom d’Alexandre[1]. Les formules qui accompagnent officiellement le

  1. Suivant Champollion, il s’agit du fils du conquérant et non du conquérant lui même,