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rieuse dans cette immense institution ; en attendant, nous sommes réduits à nous féliciter du progrès tel quel qui s’y est peut-être accompli. On n’embrigade plus les travailleurs pour l’émeute, comme on l’essayait à leur insu le 16 avril et le 15 mai ; on les embrigade pour le suffrage, et ils répètent ce nouveau mot d’ordre sans en connaître plus long qu’ils n’en connaissaient quand ils répétaient l’autre jour : Vive la Pologne ! Les meneurs des partis extra-politiques, et qui sait ? les politiques en minorité dans le gouvernement, auront-ils ainsi à perpétuité sous la main un foyer d’agitation qu’ils pourront allumer d’une seule parole ? On a d’abord inventé de s’intituler la république démocratique : la désignation n’était point très exclusive en un pays où la monarchie elle-même n’avait pas d’autre base solide que la démocratie. On s’est donc rebaptisé pour se dire cette fois au grand complet la république démocratique et sociale, ce qui est un cri difficile et long à crier dans la rue, mais ce qui implique du moins certaines hypothèses que tout le monde ne se soucie pas d’endosser. Sous cette devise, on a groupé derrière M. Caussidière les noms de trois ouvriers tout-à-fait ignorés, de cinq journalistes qui vivraient très mal ensemble, de deux martyrs des anciennes batailles de carrefours qui n’ont point encore abdiqué leurs sombres souvenirs. On a dit à la classe des travailleurs que tout ce pêle-mêle était sa représentation la plus fidèle ; on le lui a dit en la saisissant sur place et d’emblée, par masses aveugles et compactes, en lui jetant plein les mains ces bizarres candidatures tirées à 400,000 exemplaires : elle a cru, et elle a voté.

C’est comme cela que les deux génies les plus négatifs qu’il y ait en ce temps-ci, M. Pierre Leroux et M. Proudhon, se trouvent les premiers officiellement délégués par le vœu populaire pour fonder la république sociale. Nous n’avons point à parler de M. Lagrange ; il y a des exaltations respectables, parce qu’elles sont irrémédiables, M. Lagrange affichait la semaine dernière, sur tous les murs, « qu’il jurait par Dieu et par la révolution » de sauver la patrie ; il trouvé ce langage-là naturel. Quant à M. Pierre Leroux et à M. Proudhon, nous ne cacherons pas que nous serions aises de les voir dans l’assemblée nationale, si leur présence n’y était pas, à l’heure qu’il est, un symptôme que nous déplorons. M. Proudhon est un esprit francomtois et un Francomtois d’esprit, ce qui ne va pas toujours ensemble. Il a une logique carrée qu’il soutient à tort et à travers avec une verve paradoxale et goguenarde qui ne manque pas d’empire. Il démolit pour son compte tous les socialistes, et les immole au profit d’une découverte financière que personne ne lui a encore disputée : M. Proudhon va porter à la chambre ce fameux projet de banque qui supprime la tyrannie du capital, en revenant à l’âge d’or des échanges en nature, et simplifie l’éternelle question de la balance du commerce en exilant d’un coup tout le numéraire à l’étranger. Ce sera bien fait d’expliquer la chose de haut, et, pour notre part, nous l’en conjurons. Il en est de la banque de M. Proudhon comme des théories socialistes dont il se moque si gaillardement : ce qu’il y a de bon dans tout cela appartient à tout le monde, et ne vient à jour qu’une fois la théorie morte. M. Pierre Leroux nous embarrasse plus que M. Proudhon : il est le commencement d’un dieu, et l’on ne sait vraiment où placer les dieux d’ici-bas, quand ils ne sont pas terminés. Nous avons peine à discerner le genre de services qu’il pourrait plus ou moins rendre à l’assemblée : analyste rêveur, M. Leroux critique à merveille, mais il n’a jamais rien construit. Il n’est pas économiste, il n’est pas jurisconsulte, il