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il est pris d’une indicible curiosité pour l’idiome des indigènes. Parmi ses camarades se trouvait, tout dépaysé, un jeune montagnard du Tipperary, sourd à tout enseignement, égaré dans une école comme un taureau dans un bal, et ne sachant qu’y faire au monde, l’heure du sommeil passée. Accablé de son oisiveté forcée, Murtagh, — c’était le nom de cet infortuné, — n’aspirait qu’à posséder un jeu de cartes, mais il n’avait pas de quoi l’acheter. Lav-Engro, qui n’avait pas de quoi payer un professeur d’Irlandais, se trouvait posséder un jeu de cartes. Vous voyez quelle application dut se faire entre les deux écoliers des doctrines du libre échange et du système monétaire inventé par M. Proudhon.

De retour en Angleterre, près de son père retiré du service, à l’aide d’une grammaire tétraglotte et d’un pauvre abbé français, vénérable débris de l’émigration cléricale ; — encore une figure originale, un portrait finement enlevés - George Borrow nous dit qu’il apprit le français et l’italien : l’italien, qu’il cite peu ; le français, dont il se sert trop souvent pour l’honneur de ce digne ecclésiastique qui, prétend-il, lui recommandait monsieur Boileau de préférence à monsieur Dante. Monsieur Dante !… un émigré, cependant. « Mais, disait l’abbé, il y a une grande différence entre moi et ce sacre de Dante… c’est que je sais retenir ma langue… »

Ces études n’absorbaient pas tellement le jeune Borrow qu’il n’eût acquis d’autres talens, et entre autres celui de dompter les chevaux. Son goût pour l’équitation le conduisit un beau jour dans une de ces foires où se rendent par centaines lest maquignons bohémiens. Il y retrouva Jasper, son pal, son frère d’adoption, devenu parmi ses semblables une espèce de notabilité, et voyageant en compagnie de Tawno-Chikno, le plus bel homme de la nation bohême : — « si beau que la fille d’un comte, disait Jasper, témoin oculaire du fait, était venue se jeter à ses pieds, parée de, tous ses diamans, pour le supplier de l’emmener avec lui ; — mais Tawno-le-Petit (ainsi nommé par antiphrase) la vit sans s’émouvoir prosternée devant lui : — J’ai déjà une femme, répondit-il, une femme légitime, une Rommany ; quoique jalouse, je la préfère au monde entier. »

Il faut ajouter, pour apprécier l’héroïsme conjugal de l’Apollon gypsy, que cette femme, — sa très légitime épouse, — était plus âgée que lui, boiteuse, et d’une laideur affreuse. Jasper, surnommé Petul-Engro, avait épousé une de leurs filles ; nais il ne put faire trouver grace à Lav-Engro devant sa farouche belle-mère. Ce nouveau venu lui était suspect par son empressement même d’étudier le dialecte rommany. « Je ne souffrirai pas, s’écriait-elle en lui jetant des regards chargés de haine, je ne souffrirai pas qu’on vienne nous voler notre langue, celle qui nous sert à déjouer les poursuites des chrétiens, des Busnés,