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figurer qu’on a vécu jadis d’une autre vie, qu’on a accompli ailleurs une destinée toute différente ; et l’on surprend en soi certaines habitudes prises on me sait où, qui résistent absolument à notre condition nouvelle. N’avez-vous pas remarqué que tel de vos amis semblait tout dépaysé dans la vie qui lui était faite ? Pour mon compté ; j’ai connu des Français qui étaient de véritables Turcs, des grands seigneurs qui ressemblaient à des cuistres, et des grandes dames tout étonnées de n’être plus des grisettes ; enfin les mémoires et les débris du XVIIe siècle ont réveillé de tout temps en moi des émotions si vives, que je m’imagine parfois avoir vu ces époques. Mes compagnons de voyage, à qui je voulus faire part de cette idée et des souvenirs que je gardais du siège de Perpignan, poussèrent de tels éclats de rire, que les voûtes silencieuses de Castelnau en retentirent. J’insistai et je les questionnai à leur tour. Le plus jeune d’entre eux, celui que j’ai nommé le brocanteur, était un garçon original et spirituel, sans convictions arrêtées, superstitieux et sceptique, humble serviteur de ses fantaisies, indolent et voluptueux ; il me répondit : — Je suis un Grec du Bas-Empire. Le second déclara qu’il était un Romain des temps héroïques. Celui-là était sorti fruit sec de l’école polytechnique. Tout différent du premier, il renfermait sa vie dans un cercle de fer ; il faisait toute chose géométriquement ; ses plaisirs eux-mêmes, il les soumettait à des règles algébriques, et, tout en raisonnant avec une rectitude mathématique, il arrivait rigoureusement sur toutes les questions de ce monde aux conclusions les plus absurdes. Combien n’en connaissons-nous pas de cette famille et de ce caractère ! Du reste, c’était un sage il visait au stoïcisme. — Entre nous deux. lui disait gaiement le Grec du Bas-Empire, il y a cette différence, que tu passes ta vie à lutter contre tes passions, et moi à déplorer de n’avoir pas des passions plus violentes, et en plus grand nombre, pour me donner la joie de les satisfaire. Pendant que nous discutions ainsi, notre troisième compagnon, assis sur le rebord d’une croisée, contemplait paisiblement le majestueux paysage qui se déroulait sous nos yeux. Je lui adressai la même question ; il me considéra un instant avec une gravité imperturbable, puis, soufflant par le nez la fumée de son cigare, il haussa les épaules, et se retourna, sans mot dire, vers le paysage. Il avait raison, et c’était le meilleur d’entre nous.

Si Castelnau était célèbre dans l’histoire, je serais impardonnable d’avoir si long-temps divagué, mais ce beau château n’a pas d’annales. On sait que les états du Quercys s’y réunirent dans le XVe siècle ; on raconte que le dernier des Armagnac y fut étranglé le jour de sa naissance, et c’est une erreur. Il est, au contraire, constant que ce crime fut accompli à Castelnau-Montmirail et non point à Castelnau de Bretenoux. On sait, et voilà tout, que ces grands murs appartinrent aux