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C’est sous l’influence de ces pernicieux enseignemens du romantisme qu’est née parmi nous la petite école qu’on pourrait nommer l’école de la fantaisie. On peut la diviser en deux groupes distincts, le groupe des gens comme il faut, pour qui l’art n’est qu’une façon de luxe, et le groupe des Bohèmes qui sacrifient à la muse de l’imagination l’habit qu’ils n’ont pas, le pain qu’ils eussent pu gagner. Les Romans et Nouvelles de M. Emmanuel de Lerne[1], dans leur grace un peu apprêtée, réalisent assez bien l’idéal des fantaisistes par passe-temps, et, dans une préface curieuse, M. Arsène Houssaye expose avec une solennité qu’il tâche de rendre magistrale la poétique du genre. Les Scènes de la vie de Bohême, de M. Henri Mürger[2], nous montrent la muse de la fantaisie sous de tout autres traits. M. Mürger connaît ce qu’elle cache de misères sous son éternel sourire : il le dit tantôt avec grace, tantôt avec rudesse, et l’enthousiasme avec lequel il célèbre la vie de Bohême touche souvent d’assez près à l’ironie.

En gens corrects et qui savent le prix de la modestie, les fantaisistes du beau monde limitent humblement leurs souhaits à nous rendre la galante et fine école des Marivaux, des Watteau et des Boucher. « Il y a aujourd’hui une dixième muse tout enivrée d’aube et de rayons, d’azur et de rosée, de sourires et de larmes, couronnée de pampres verts et de bleu des nues, traînant dans l’herbe en fleurs ses pieds de Diane chasseresse. » Ainsi s’exprime M. Arsène Houssaye, et voilà l’églogue du XVIIIe siècle qui roucoule de nouveau, moins coquette qu’autrefois sans doute et plus élégiaque. Le musc et l’ambre, les tendres soupirs et les aimables délicatesses y sont, mais les bergers portent l’habit noir, et les frimas n’argentent plus le front des bergères, devenues légèrement pâles et mélancoliques. Sauf cela, c’est toujours le même rêve qui flotte souriant entre ciel et terre, le même rêve vous montrant de son joli doigt blanc à travers les nuages entr’ouverts une nature de mirage ou de féerie, charmante et fausse. Les Nouvelles de M. de Lerne ne sont que l’application trop fidèle des préceptes formulés en prose mignarde, dans la préface du livre, par M. Arsène Houssaye.

Le volume de M. Mürger a aussi sa préface, où l’auteur nous donne comme l’histoire littéraire de cette Bohème dont il va écrire le roman. En tête de la généalogie bohémienne, M. Mürger range cavalièrement Homère d’abord, puis, à la suite de l’harmonieux vieillard, Raphaël, le peintre admirable, Shakspeare, l’illustre vagabond. Il est juste d’ajouter qu’à côté d’eux il place incontinent Villon, l’heureux échappé du gibet, l’amant de la belle qui fut haultière ; rencontre en vérité trop flatteuse pour Villon ! Mais que voulez-vous ? en fait d’ancêtres comme en fait de talent, les plus gens de bien sont portés à s’abuser. En train de se donner des aïeux, nos bohèmes eussent mieux fait de s’en tenir à maître Gringoire et à maître Panurge ; l’un complète l’autre, et assurément le second égale le premier en authenticité littéraire. J’aime le portrait lestement esquissé par M. Mürger de l’ami des truands, « flairant le nez au vent, tel qu’un chien qui lève, l’odeur des cuisines et des rôtisseries, faisant sonner dans son imagination et non dans ses poches, hélas ! les dix écus que lui ont promis les échevins en paiement de la très pieuse et dévote sottie qu’il a composée pour

  1. Un vol. in-12o, chez Victor Leou. Paris, rue du Bouloi, 10.
  2. Un vol. in-12, chez Michel Lévè frère, rue Vivienne, 2 bis.