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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/715

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soleil couchant teignait la Cordillère d’autant de nuances changeantes qu’on en peut compter sur la gorge du caméléon. Arrivé au faubourg de la ville, un bruit de voix mêlées au refrain d’une demi-douzaine de guitares et de harpes attira mon attention vers un jardin où se pressait la foule. Un beau palmier, — arbre peu commun dans cette partie du Chili, — en occupait le centre ; tout au fond, derrière une masse d’arbustes charmans, citronniers et grenadiers, se dressait un théâtre illuminé de verres de couleur. Sur le devant de la scène, un danseur et une danseuse exécutaient un de ces pas vifs et entraînans que la race andalouse a transportés d’Espagne en Amérique, après les avoir empruntés aux Bohémiens. Il paraît que le ballet durait depuis long-temps, car les deux virtuoses, exténués de fatigue, ne se soutenaient qu’avec peine sur leurs jambes. Tout à coup le danseur mit un genou en terre, rejeta la tête en arrière, et fixa sur la baylarina deux yeux étincelans qui semblaient la fasciner. Celle-ci, comme vaincue par le regard passionné du jeune homme, lui prit la main pour le relever, et courut se cacher parmi les femmes qui composaient l’orchestre.

Ce dénoûment bien connu, puisqu’il est toujours le même, n’en provoqua pas moins dans l’assemblée une explosion de murmures flatteurs. La foule des spectateurs se composait de mineurs chiliens au chapeau pointu, au poncho bleu rayé de bandes jaunes, de muletiers de la province du Maule, reconnaissables à leurs cheveux plats et à leurs faces basanées, dans lesquelles le type espagnol est plus difficile à retrouver que celui de l’Indien. On y voyait aussi des marchands des faubourgs, des vendeurs de melons et des aguadores, — porteurs d’eau ; — société peu choisie, j’en conviens, mais simple et franche dans ses allures, et qui ne faisait à moi nulle attention, malgré la curiosité avec laquelle j’observais chacun de ses groupes. Il y avait là des tables de rafraîchissemens, et, au moment où les danseurs s’avancèrent de nouveau sur la scène, je m’assis assez près du théâtre en demandant un verre d’orangeade.

— Seigneur cavalier, me dit brusquement un jeune homme à la parole vive et brève, mettez-vous un peu de côté ; votre manteau m’empêche de voir la baylarina !… que diable !

— Il y a ici, comme à l’Opéra, des amateurs qui ne veulent perdre ni un pas, ni une note, pensai-je en me retournant pour regarder en face le dilettante. Je reconnus don Mateo. Il me parut un peu changé ; ses habits avaient subi une altération sensible ; mais c’était bien le jeune Cordovès que j’avais vu applaudir si gaiement aux romances que nous chantait la fille de doña Ventura.

— Don Mateo, lui dis-je en lui tendant la main, avouez que si cette femme danse avec grâce, il y a dans la province de Cordova des jeunes filles qui chantent à ravir, la Pepita par exemple…..