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venait d’être égorgé. O prodige ! Elle le retrouve vivant dans ses langes, et.jouant avec une pomme d’or que lui ont laissée les deux anges, envoyés de Dieu pour rendre à ses enfans muets et aveugles la parole et la vue. »


Parmi les chants de guerre, on en trouverait peu, il me semble, qui respirent un caractère plus tragique, une plus profonde terreur, que la piesna de Doïtchin le malade :


« Dans la blanche ville de Salone, le voïevode Doïtchin est malade depuis neuf ans. La nouvelle qu’il ne peut plus guérir, en se propageant au loin, rend le courage aux ennemis de sa patrie. Les corsaires africains, conduits par l’Arabe Huso, arrivent sous les murs de Salone. Huso dresse sa tente au bord de la mer, et donne le choix aux habitans de Salone ou de venir se mesurer avec lui, ou de lui payer chaque jour tribut. Les hardis ïunaks n’osent entrer en lice avec Huso, et préfèrent lui envoyer chaque jour ce qu’il demande, des bœufs, du vin en abondance, des ducats et des jeunes filles encore vierges. Chaque fille de Salone est obligée à son tour de se rendre sous la tente de l’Arabe.

« Arrive enfin le tour d’Hélène, sœur de Doïtchin le malade. Assise au chevet du lit de son frère, elle verse des larmes brûlantes, qui tombent sur le front du malade. Pourquoi pleures-tu, ma sœur ? Crains-tu après ma mort de manquer de pain blanc, de vin vermeil, ou de fils d’or pour les mêler à la soie sur ton métier à broder ? Hélène répond : Mon pauvre frère, je sais bien que tu me laisseras des richesses en abondance ; mais je pleure de me voir forcée d’aller passer la nuit dans les bras de cet horrible Arabe que tout le monde déteste. — O ville pourrie de Salone, s’écrie Doïtchin, il n’y a donc pas dans tes murs un seul homme de cœur, pour aller combattre un monstre avide seulement du sang des jeunes filles ? Ainsi on ne me laissera pas mourir en paix ! — Il appelle son épouse, Angelïa, et lui demande si son ancien coursier Doro est encore vivant. — Il vit, répond la belle Angelïa, et je le soigne comme mes yeux. — Prends-le donc par la bride, dit le malade, et va-t-en le faire ferrer à neuf chez mon ami Pétro. J’irai délier l’Arabe, dussé-je ne pas revenir.

« La belle Angelïa obéit. Les gens de la ville, qui la voient menant Doro par la bride, se disent : Le voïevode Doïtchin a fini par mourir, et voilà que sa veuve s’en va vendre son cheval au marché. Arrivée chez le maréchal Petro, elle lui dit : Ton ami Doïtchin te salue ; il te prie de lui ferrer son cheval, et il paiera sa dette en revenant de combattre l’Arabe, Petro répond : Je ne ferrerai point son cheval avant de m’être payé d’abord moi-même en baisant tes grands yeux noirs. À ces mots, la belle Angelïa s’emporte comme un feu vivant. Elle reprend Doro, le ramène non ferré à l’écurie, et s’en va conter à son époux sa mésaventure. N’importe, s’écria le malade, selle-moi mon cheval non ferré, et apporte mes armes. Et toi, ma sœur, enveloppe-moi la poitrine et les reins avec des tissus de laine bien épais, pour qu’on ne voie pas ressortir mes os.

« Les deux femmes firent ce que le maître ordonnait ; puis Angelïa aida son époux à se hisser sur Doro, et le coursier, reconnaissant celui qu’il avait autrefois porté dans tant de combats, bondit de joie, et fit jaillir du feu des