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exprès pour ainsi dire, et ne se sont pas formées successivement selon le besoin, à travers les siècles, comme nos cités d’Europe. En Europe même, les villes nouvelles sont bâties sur un plan régulier, surtout quand c’est la volonté d’un souverain qui les a improvisées, comme Merlin et Pétersbourg en grand, ou Carlsruhe en petit. On peut citer encore parmi les villes peu anciennes et d’origine princière Turin et Nancy. Dans l’Amérique méridionale, l’Assomption, capitale du Paraguay, était très irrégulière. Un jour le docteur Francia ordonna qu’elle fût jetée par terre et qu’on eût à la rebâtir sur un plan parfaitement symétrique. Le docteur fut obéi. Aux États-Unis, on n’a rien à démolir, et les villes naissent aussi vite par le développement libre des populations placées dans des circonstances favorables qu’ailleurs par l’ordre des princes les plus absolus. On peut regretter ici l’intérêt historique et la physionomie pittoresque de nos vieilles villes européennes, et pour ma part je partage entièrement ces regrets ; mais il faut reconnaître que la liberté s’entend aussi bien à bâtir sur un plan régulier que le despotisme. Jusqu’ici, le sud ne me parait pas plus heureux que le nord en architecture. La façade de la banque de Mobile offre aux yeux un imperceptible fronton surmontant un immense entablement, et l’école un tout petit dôme accompagné d’un vaste péristyle. Le système de M. Owen, qui ne veut pas que dans le pays de la liberté on soumette les différentes parties d’un édifice à une dépendance forcée, a beaucoup trop triomphé dans ces deux monumens.

Nous nous embarquons sur un bateau à vapeur qui nous mènera à la Nouvelle-Orléans. Sur ce bateau, je trouve, en entrant dans le salon, la conversation engagée entre un acteur et deux ministres, dont l’un, au visage mince et aux traits anguleux, doit être méthodiste, et l’autre, qui est bien nourri et a l’air bonhomme, doit être de quelque secte moins ardente, unitairien ou épiscopal, par exemple. La conversation m’a intéressé. D’abord l’acteur a récité avec âme des vers sur Washington. Mon voisin me dit : « C’est la peine d’avoir vécu pour laisser une telle gloire ! — Oui, ai-je répondu, une gloire si pure. Dites si sainte, a-t-il repris vivement. » Cette chaleur d’enthousiasme m’a plu. L’on a ensuite parlé de la condition d’acteur. Le méthodiste a raconté le baptême qu’il avait donné à l’enfant d’un comédien et la douleur qu’éprouvaient ses pareils à la pensée du sort qui l’attendait, ce qui était peu aimable pour l’acteur. L’autre ministre a raconté une histoire plus encourageante, celle d’une femme qui se faisait recommander aux prières des fidèles et ne paraissait jamais que voilée à l’église, où elle venait régulièrement tous les dimanches. Le ministre lui ayant demandé qui elle était : « Je suis actrice, répondit-elle. J’ai un engagement ; mais je veux sauver mon