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Hélas ! ce livre est terminé, poursuivit le pauvre homme, et sans doute mon ouvrage plairait au public, car j’y ai glorifié le triomphe du christianisme sur le paganisme et démontré que par ce fait la vérité et la raison l’ont emporté sur le mensonge et l’erreur ; mais, infortuné mortel que je suis, je sais au fond de mon âme que le contraire a eu lieu, que le mensonge et l’erreur…

— Silence ! — m’écriai-je, justement alarmé de ce qu’il allait dire, — silence ! Oses-tu bien, aveugle que tu es, rabaisser ce qu’il y a de plus sublime et noircir la lumière ? Alors même que tu nierais les miracles de l’Évangile, tu ne pourrais nier que le triomphe de l’Evangile fut en lui-même un miracle. Un petit troupeau d’hommes simples pénétra victorieusement, en dépit des sbires et des sages, dans le monde romain, munis de la seule arme de la parole… Mais quelle parole aussi !… Le paganisme vermoulu craqua de toutes parts à la voix de ces étrangers, hommes et femmes, qui annonçaient un nouveau royaume céleste au monde ancien, et qui ne craignaient ni les griffes des animaux féroces, ni les couteaux de bourreaux plus féroces encore, ni le glaive, ni la flamme… car ils étaient à la fois glaive et flamme, le glaive et la flamme de Dieu ! — Ce glaive a abattu le feuillage flétri et les branches desséchées de l’arbre de la vie, et l’a sauvé ainsi de la putréfaction. La flamme a réchauffé son tronc glacé, et un vert feuillage et des fleurs odoriférantes ont poussé sur ses branches renouvelées ! Dans tous les spectacles offerts par l’histoire, il n’y a rien d’aussi grandiose, d’aussi saisissant que ce début du christianisme, ses luttes et son complet triomphe !

Je prononçais ces paroles d’autant plus solennellement, qu’ayant bu ce soir-là beaucoup de bière d’Eimbeck, ma voix avait acquis plus de sonorité.

Henri Kitzler ne fut nullement touché de ce discours. — Frère, me répondit-il avec un douloureux et ironique sourire, ne te donne pas tant de peine : ce que tu me dis là a été plus mûrement approfondi et mieux exposé par moi-même que tu ne saurais le faire. J’ai dépeint dans ce manuscrit, et avec les plus vives couleurs, l’époque corrompue et abjecte du paganisme. Je puis même me flatter d’égaler par l’audace de mes coups de pinceau les meilleurs ouvrages des pères de l’église. J’ai montré comment les Grecs et les Romains étaient tombés dans la débauche, séduits par l’exemple de leurs divinités, qui, si l’on doit les juger sur les vices dont on les accuse, auraient à peine été dignes de passer pour des hommes. J’ai irrévocablement prononcé que le premier des dieux, Jupiter en personne, aurait, d’après le texte du code pénal de Hanovre, mérité mille fois les galères, sinon le gibet. Pour faire contraste, j’ai ensuite paraphrasé la doctrine et les maximes de l’Évangile, et prouvé comme