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tout au plus que l’oppression se ferait sentir tour à tour en sens contraire ; ce serait peut-être une consolation pour les opprimés qui pourraient devenir oppresseurs, mais ce ne serait un état stable de liberté pour personne. Dans beaucoup de pays, soit des corps, soit des individus ont exercé un pouvoir tyrannique et se sont écrasés ou enchaînés successivement. C’est ce que l’on voit dans nos révolutions : qu’en résulte-t-il autre chose qu’une variété d’esclavage et des défaites diverses, mais égales, du principe de liberté ?

De plus, il ne faudrait pas trop se lier à la régularité de ces oscillations de la majorité en sens contraires ; il pourrait se faire que, sur certains points, celle qui succéderait à une autre héritât de celle-ci certaines passions communes, certains préjugés très généraux, qui frapperaient également une minorité persistante. Dans les états à esclaves, par exemple, la liberté d’opinion sur ce sujet n’existe pas plus quand les whigs l’emportent dans les élections que quand les démocrates triomphent, et, pour parler du gouvernement général de l’Union, est-il bien sûr que les partis se succèdent alternativement au pouvoir ? Les démocrates ne l’ont-ils pas emporté depuis bien des années dans presque toutes les éjections présidentielles ? ne pourraient-ils pas l’emporter de même dans les élections du congrès, de sorte que la législation se fit contre leurs adversaires durant un temps assez long pour que ceux-ci fussent dans un état de véritable oppression ? La même majorité qui triomphe dans les élections, comme l’observe si bien M. de Tocqueville, étant alors partout, dans la presse, dans le jury, et on peut ajouter maintenant dans les juges, nommés aujourd’hui presque généralement par le peuple, M. Spencer pense que la situation particulière où se trouvaient les États-Unis à l’époque où M. de Tocqueville les visita, put influer sur l’impression qu’il reçut. C’était, dit-il, l’époque où l’étonnante majorité qui soutenait le général Jackson dans les mesures les plus violentes de sa politique pouvait faire croire que la minorité était écrasée et sans puissance pour se défendre ; depuis, les choses ont changé. Que les choses aient été ainsi, cela montre, ce me semble, que le péril signalé par M. de Tocqueville n’est point illusoire ; c’est un signe manifeste de la réalité de ce péril, car un mal dont on est momentanément guéri, quand ce mal a son principe dans l’organisation, peut se reproduire à divers intervalles et finir par être mortel. Or M. de Tocqueville n’envisage pas les phases de maladie et de santé des États-Unis ; ce qu’il a démêlé, c’est le principe même d’une infirmité radicale, principe caché dans les entrailles de la société américaine comme de toutes les sociétés démocratiques, — la tyrannie possible du nombre là où le nombre est tout, — et il me semble qu’aucune explication ou argumentation de détail, si ingénieuse qu’elle soit,