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d’aussi loin, et les Tatares surtout ne comprenaient pas que je vinsse chez eux pour le simple plaisir de les voir. Ces hommes à peine civilisés n’ont qu’une idée très confuse de notre nation, qu’ils ne connaissent que par des récits presque fabuleux de la campagne de Russie. Le nom de Napoléon leur est seul arrivé à peu près intact. C’est à la faveur de ce grand nom que leur a été révélée l’existence des peuples d’Occident, qu’ils désignent tous par ce nom de Frenck. Il faut avoir vécu longtemps dans des pays lointains, et avoir vécu surtout chez des peuples tatares, pour comprendre ce qu’a de suave tout ce qui vous parle de la patrie absente, à plus forte raison quand c’est une de ses gloires qui vous procure ces douces émotions.

Le prince Bariatinski, aujourd’hui lieutenant-général et chef du flanc gauche du versant nord du Caucase, n’était alors que colonel. Il venait de recevoir le commandement du beau régiment d’infanterie des chasseurs du prince Tchernicheff, plus connu sous le nom de régiment de Kabarda, fort de plus de six mille hommes. Je lui avais été présenté à Moscou, et il m’avait fait, l’honneur de m’inviter, si j’effectuais mon voyage au Caucase, à venir lui faire une visite. C’était une excellente occasion de parcourir cette curieuse contrée, et à peine étais-je depuis quelque temps dans le pays, que je me décidai à me diriger vers Vnézapné, quartier ordinaire de l’état-major du régiment de Kabarda. Le prince me reçut avec toutes les marques de la plus aimable bienveillance, et je dois dire que pendant toute la durée de mon séjour dans la partie de la province placée sous son commandement, je n’eus qu’à me louer de ses attentions pleines de tact et de délicatesse. On a souvent accusé les Russes de n’être hospitaliers que par besoin de distraction. Sans nier complètement ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette assertion, il convient néanmoins de reconnaître que chez les personnes vraiment bien élevées, ce mobile, si toutefois il existe, s’aperçoit à peine, et qu’une fois la première impression passée, il ne vous reste plus que le charme d’un accueil plein d’agrément. Du reste, quand on est bien reçu, est-il nécessaire d’en chercher toujours le pourquoi ? Pour ma part, s’il m’est arrivé d’avoir à critiquer quelque chose dans cette hospitalité, ce n’est que très exceptionnellement, et à coup sûr ce n’est pas chez le prince Bariatinski qu’on aurait pu avoir à s’en plaindre.

Les hauts faits militaires du prince qui commandait en 1847 le régiment de Kabarda sont assez connus pour que je n’aie point à insister sur une carrière si étroitement liée à l’histoire des guerres du Caucase. Je me bornerai à parler de quelques incidens qui ont précédé ses grandes et glorieuses expéditions dans la Tchtéchénia occidentale. Le prince avait déjà fait ses preuves au Caucase, quand il vint prendre sous ses ordres le régiment dans lequel il avait précédemment