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du dogme chrétien avec Aristote, voilà le fond de la théologie scolastique. C’est ainsi qu’elle nous apparaît, organisée avec une vigueur et une puissance extraordinaires, dans la fameuse Somme, chef-d’œuvre de celui que l’école a nommé le Docteur Angélique. Or, vous ne trouverez dans saint Anselme ni la forme, ni moins encore le fond de la philosophie d’Aristote. Il connaît l’Organon ou tout au moins les Catégories, il parle un langage précis et sévère ; mais, dans le libre mouvement de son inspiration, dans son goût pour la forme indépendante du dialogue, surtout dans l’esprit intérieur de sa doctrine, ce n’est pas l’influence d’Aristote que vous apercevez, c’est celle de Platon.

On peut dire qu’entre le XIe siècle et le XIIIe, le moyen âge, ne pouvant se passer d’une grande alliance, a tour à tour incliné vers Platon et vers Aristote. Saint Anselme représente un essai grand et hardi d’alliance avec Platon ; saint Thomas, l’alliance avec Aristote, intime, profonde, définitive. Des deux côtés, le génie est égal. Si saint Thomas a plus de sagacité et d’étendue, saint Anselme est animé d’une inspiration plus haute. Pourquoi donc son entreprise a-t-elle été si fort admirée et si peu imitée ? Rien de plus simple : elle dépassait les forces du temps. Faites de Platon le maître de la scolastique, substituez à la logique d’Aristote la dialectique du Théétète et du Phédon, cette méthode libre, inspirée, indépendante, qui se joue au milieu des difficultés, essaie toutes les solutions, même les plus fausses, discute tous les principes, même les plus certains, vous mettez l’enfance de la pensée moderne à une épreuve qu’elle ne pourra supporter, vous faites flotter le dogme à tous les vents de l’hérésie, vous l’exposez à une complète dissolution. Le moyen âge avait besoin d’une autre discipline. En théologie, d’ailleurs, on ne dispute pas des principes, mais des conséquences. Aristote, le philosophe de la démonstration, était le seul maître qui put lui convenir. Voilà pourquoi la méthode de saint Anselme est restée une entreprise isolée et unique. Sa gloire n’en est pas rabaissée, tout au contraire. Il était trop au-dessus de son siècle pour l’entraîner après lui, et c’est la hauteur même de son génie qui l’a laissé sans disciples.

Si les ouvrages proprement théologiques de saint Anselme ont exercé peu d’influence, en est-il de même de ses écrits philosophiques ? La question paraîtra singulière à ceux qui s’imaginent qu’au moyen âge la théologie et la philosophie ne font qu’un. C’est une erreur. Il n’y a pas, il est vrai, au moyen âge, entre la science et la foi, cette ligne de démarcation que Descartes a le premier tracée ; mais elles restent distinctes. À côté des problèmes théologiques, où règne l’autorité, il y a un certain nombre de questions livrées à la controverse et discutées avec une certaine liberté. Ce sont les questions