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que nous sommes tous atteints de cette contagion du progrès et de la civilisation, ce personnage ne se retrouve plus guère. Vous vous rappelez les vieux domestiques ridés, goutteux, atteints de rhumatisme, ne faisant plus qu’à demi leur service, grommelant toujours, faisant des remontrances au maître, reprenant et grondant les enfans, ne quittant la maison que pour aller dans leur dernière demeure accompagnés de leurs maîtres reconnaissons. N’avez-vous jamais été charmé, comme nous l’avons été en lisant les mémoires du XVIIIe siècle, de cette rapide apparition de la servante du coutelier Diderot, qui fait cinquante lieues à pied pour porter au jeune philosophe affamé les petites économies de sa tendre mère, et cette pauvre fille du peuple ne vous a-t-elle pas fait oublier pour un moment les beaux esprits et les salons du temps, l’Encyclopédie et les tragédies de Voltaire ? Sally appartient à cette catégorie de serviteurs à peu près disparus aujourd’hui. Assise au pied du lit de Ruth pendant les jours de son accouchement, elle l’amuse et l’endort par ses interminables histoires de puddings trop cuits il y a quarante ans de cela, et d’amoureux qu’elle a refusés en mariage du vivant de la mère de M. Benson, afin de ne pas quitter la famille. Toute la science de Sally consiste dans sa Bible et dans l’Almanach du bonhomme Richard, qu’elle n’a jamais lu, mais dont elle a suivi instinctivement les conseils ; elle sait, par exemple, qu’un penny économisé par jour fait vingt-quatre shillings par an, et elle a si bien mis sa science à profit, qu’en quelque quarante années elle a amassé une cinquantaine de livres sterling qui doivent, après sa mort, passer par testament à M. Benson, et le ministre, qui a voulu augmenter ses gages malgré elle, sera bien attrapé. Elle n’a qu’un reproche à faire à ses maîtres, pourquoi sont-ils dissidens ? Sally appartient à l’église d’Angleterre, et elle s’en fait gloire ; lorsque M. Benson s’avise de lui citer un verset de la Bible, elle lui réplique par une citation contraire, car, ainsi qu’elle le dit avec triomphe, elle n’a pas lu assidûment sa Bible pendant cinquante années pour se laisser prendre au piège par un dissident. Quant au temps présent, Sally est très sceptique et très pessimiste. « Eh ! eh ! dit-elle, les choses allaient autrement lorsque j’étais jeune ; le prix des oeufs était de trente pour un shilling, et le beurre se vendait seulement six pence la livre. Mes gages, lorsque je vins ici, n’étaient d’abord que de trois livres, et je me suffisais avec cela, et j’étais toujours propre et bien vêtue, ce que plus d’une fille ne peut se vanter de faire aujourd’hui avec ses sept ou huit livres de gages, et on buvait le thé dans l’après-midi, et le pudding était toujours servi au dessert, et, par-dessus tout, les gens payaient mieux leurs dettes. Eh ! eh ! nous allons à reculons, et nous nous figurons que nous marchons