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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/156

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son âme, comme les harpes éoliennes, dont elle avait la mélodieuse impressionnabilité, laissa ses soupirs innotés se disperser aux folles brises. Il excuse ce long silence par les occupations de la vie de palais : visites à rendre et à recevoir, informations, procédures, enfin tout le détail du métier de jurisconsulte. Puisqu’il le dit, nous ne le contredirons pas ; mais, sans nier ces occupations, peut-être serait-il permis d’ajouter qu’il y eut alors incontestablement dans ses facultés productives un de ces temps d’arrêt assez fréquens chez lui, et qui se signalent par une sainte recrudescence de fureur esthétique. La recherche de lois générales, d’imprescriptibles règles à s’imposer dans l’art, formait son unique spéculation. Oubliant ce qu’il avait écrit lui-même sur l’inutilité des principes et des maximes pour l’homme de génie[1], il se consumait à creuser de laborieuses théories, et s’épuisait à les discuter avec son entourage. Cette crise d’esthétique était comme un repos momentané de l’élément créateur, génial, et semblait, ainsi que divers autres symptômes faciles à noter chez Goethe vers cette époque, indiquer déjà toute une période lointaine de développement et de transformation. Pour cette fois, à vrai dire, tout ce criticisme, si l’on me passe l’expression, fut à peu près peine perdue. Goethe, depuis quelques années, avait beaucoup lu les anciens ; il entretenait un commerce assidu avec Aristote, Cicéron, Quintilien, Longin, et ces graves études ne faisaient que le confirmer davantage dans une opinion dès longtemps conçue, à savoir qu’il importe d’avoir devant soi une grande abondance de sujets avant d’entreprendre d’y réfléchir, et qu’il faut avoir produit soi-même, je dirai presque avoir raté quelque chose, pour être en état de connaître ses propres facultés et d’apprécier celles des autres. Bientôt ces spéculations théoriques se compliquèrent de perplexités morales. Jusque-là, le jeune Wolfgang n’avait encore entrevu que le beau comme but suprême de l’art. L’ouvrage d’un contemporain, en ouvrant d’autres perspectives, irrita ses contradictions, éveilla ses doutes. Fallait-il, ainsi que le prétendait Sulzer, dont le livre l’avait pourtant fortement impressionné, faire à l’action morale de l’œuvre une si large part ? Une telle doctrine rompait trop ouvertement en visière avec tous ses sentimens pour qu’il hésitât à la combattre, et ce fut au milieu de cet état de trouble et de stérile activité que l’amour le surprit.

Selon toute vraisemblance, l’été de 1772 vit naître l’aventure. Parmi les jeunes gens venus à Wetzlar pour y suivre leur carrière, Goethe avait fait la connaissance d’un M. Kestner, « homme de mœurs

  1. Voyez Goetz de Berlichingen, et l’énergique expression de Frantz à ce sujet : « Un cœur qu’emplit un sentiment, voilà tout ce qui fait le poète ! » Voyez aussi le Traité sur l’Architecture allemande, où la même pensée est théoriquement développée.