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vie, qui ne les quittait pas encore, et marchant vers Brahma, en qui il leur tardait de s’absorber.

Cependant les fils de Pândou, ayant établi solidement leur domination sur l’Inde centrale, résolurent de consacrer leur puissance par le sacrifice du cheval. Cette cérémonie, à la fois religieuse et militaire, remonte à la plus haute antiquité ; les brahmanes l’ont célébrée en tout temps avec emphase, parce que les rois à cette occasion leur distribuaient d’abondantes aumônes en vaches, en argent et en vêtemens, sans parler des repas somptueux auxquels on les invitait à prendre place par milliers. Elle consiste à lancer un cheval par monts et par vaux, à travers les pays voisins. Un guerrier en renom, — et ce fut cette fois Ardjouna, — accompagne l’animal, l’excite, le pousse en avant, prêt à défier en combat singulier les rois qui s’opposeraient à son passage[1]. Tout prince qui a laissé passer librement le cheval reconnaît ainsi la souveraineté de celui qui l’a lâché, et cette promenade de l’animal équivaut à celle que ferait en personne sur les terres de ses vassaux un roi suzerain. Quand le cheval est revenu, on l’immole en grande pompe, et tous les rois dont il a foulé le sol doivent être présens à ce dernier acte du sacrifice. Après tout, comme un cheval ne peut pas parcourir un grand nombre de pays, comme le héros chargé de le suivre n’est pas non plus infatigable, cette cérémonie ne nous donne pas à distance une bien haute idée de la puissance des rois de l’Inde, qui prenaient à cette occasion le nom de rois de la terre. Nous y verrions plutôt l’image d’une féodalité véritable se partageant par fragmens un territoire d’une médiocre étendue, une collection de petits princes subissant de mauvaise grâce et temporairement le joug d’un souverain plus fort, que le moindre revers pourra faire tomber du haut rang auquel il est parvenu. Ces rois de la terre n’ont jamais égalé en richesse et en autorité les empereurs de la Chine après l’extinction des états feudataires, ni les rois de Perse au temps d’Alexandre.

À cette mémorable cérémonie assistait Krichna en sa triple qualité de parent, d’auxiliaire et de conseiller des fils de Pândou. Il était juste qu’il fût présent au triomphe de ceux avec lesquels il avait combattu. Cependant, bien qu’il eût paru comme dieu sur le char d’Ardjouna pour lui révéler sa doctrine, Krichna se trouvait sous le

  1. Dans sa promenade à la suite du cheval, Ardjouna poussa, vers le sud, jusqu’au pays de Mâghada (le Béhar méridional), et vers l’ouest, jusque chez les gens du Sindh ; il eut même des combats à livrer à ces deux peuples, sans parler d’une autre rencontre avec un de ses bâtards, adopté par le roi de Manipoura (ville inconnue), et dans laquelle il eut la clavicule fracturée par une flèche. Il y a donc exagération dans la légende qui représente le cheval parcourant librement et sans obstacle toute la région comprise d’une mer à l’autre, c’est-à-dire du golfe du Bengale à l’embouchure de l’Indus.