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lequel ils périrent presque tous ? Si l’on se rappelle la haine qu’avaient vouée à ce même Krichna, ami des fils de Pândou, les partisans des Kourous, on est conduit à penser que la trahison ne fut pas étrangère à ce grand désastre. Il est difficile que des frères et des proches parens s’égorgent jusqu’au dernier sous les yeux de leur aïeul, à moins que des ennemis cachés ne dirigent leurs coups et n’augmentent le désastre en y prenant une part active[1]. Toujours est-il que ce malheur, annoncé au roi Youdhichthira, lui causa une peine profonde. Pour la seconde fois il fut saisi d’un amer dégoût de la royauté et même de la vie. S’adressant à son frère, l’héroïque Ardjouna, il lui dit :

« Le temps pousse à leur entière maturité tous les êtres, ô toi qui as l’âme grande ! Et toi-même, je le suppose, tu dois voir le nœud coulant de la mort qui te menace. — Ainsi interpellé : Il est temps, il est temps, répliqua Ardjouna, et il agréa la parole de son frère aîné, plein de sagesse. — Comprenant aussi le sens des mots prononcés par celui-ci, Bhîmaséna et les deux frères jumeaux agréèrent également la parole dite par Ardjouna[2]. »

Voilà donc les cinq Pândavas qui renoncent au monde et se préparent au grand départ. L’aîné a parlé, le second a compris, les trois autres obéissent : sans hésiter un instant, ils vont quitter les palais et la puissance pour marcher vers le but éternel. L’onction royale est conférée à un petit-fils d’Ardjouna ; après avoir distribué leurs richesses et leurs joyaux aux brahmanes et s’être revêtus d’habits faits d’écorce d’arbre, ils partent au nombre de six, les cinq héros et leur femme Draopadî ; leur chien les suit. Ils parcoururent bien des pays en se dirigeant vers la mer, et Ardjouna tenait toujours à la main son arc enrichi de pierreries. Le Feu se montra tout à coup autour des cinq princes, envahissant la forêt et leur interdisant le passage, à moins que le héros n’abandonnât cette arme favorite à laquelle il ne devait plus s’attacher, puisqu’il avait fait le sacrifice de toute chose. Ardjouna a jeté son arc ; ils vont au nord, puis au sud, puis vers l’Himalaya. Dans ce voyage difficile, Draopadî tombe la première ; la femme est faible, et c’est pour avoir

  1. Il est dit que les restes du peuple gouverné par Krichna et ses fils (les Vrichnis et les Andhakas) furent emmenés dans le Pandjâb par Ardjouna. Celui-ci, qui se faisait vieux, ayant été attaqué en chemin par des tribus pastorales, voulut tendre son fameux arc nommé le Gandiva ; mais la corde resta lâche, et le héros ne lançait que des traits impuissans. Exaspéré par les railleries de ses ennemis, Ardjouna se mit à les frapper avec le bois (ou plutôt avec la corne) de l’arc ; il les dispersa, mais non sans avoir été insulté et sans avoir vu emmener les richesses de ces mêmes peuples qu’il avait voulu protéger. Ce fait doit être historique, car il montre un Aryen vaincu et pillé par des barbares ; ce n’était pas la corde de l’arc, c’était le bras affaibli du guerrier qui avait perdu son ancienne vigueur. (Voyez le chant du Maosalaparva, lect. 7, vers 200 et suiv.)
  2. Chant du Mahâprasthânikaparva, lecture 1, vers 3 et suivans.