Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur métier, même quand il n’y avait plus de barbares à soumettre ; ils s’attaquaient les uns les autres à tout propos et sans raison. Ayant perdu tout respect pour le lien conjugal, ils prenaient des femmes partout, dans les basses castes, jusque chez les nations réputées barbares. De ces unions passagères naissaient des fils qui se haïssaient les uns les autres et cherchaient à s’entredétruire. La couleur blanche des Aryens disparaissait peu à peu dans la caste des guerriers, et l’esprit antique s’effaçait aussi avec les vertus des premiers âges. La décadence était manifeste, et les brahmanes de la forêt, ceux qui vivaient loin des palais des rois, qui restaient indifférens aux intrigues de la politique, déclaraient hautement que le monde allait entrer dans l’âge du vice.

Cet âge en effet ne tarda pas à faire son apparition sur la terre. Un siècle après la mort des Pândavas, il se montra sous la forme d’un çoûdra au teint noir frappant une vache. La force brutale l’emportait sur la pensée, la civilisation ne faisait plus de progrès, la grande famille aryenne se fractionnait en une multitude de petits états gouvernés par des rois violens et ambitieux ; le niveau de la moralité, — telle que la comprenait le brahmanisme, — allait en baissant toujours. Cette ère fatale, c’étaient les querelles des Kourous et des Pândavas qui l’avaient inaugurée. Voilà pourquoi la caste sacerdotale, qui a chanté cette grande guerre sous le nom de Vyâsa[1], s’est appliquée à flétrir les passions ardentes qui minent la paix du monde et jettent les sociétés hors de leur voie. Tout ce qui troublait sa quiétude lui était odieux, et son égoïsme se trouvait d’accord sur ce point avec les véritables intérêts de la nation indienne. Aussi son jugement a-t-il été sévère. De tous les héros, un seul a mérité l’apothéose, Youdhichthira, et s’il est monté au ciel avec son corps, dans le char d’Indra, ce n’est point parce qu’il a montré plus de bravoure que ses frères, mais parce qu’il a été roi juste, attaché à ses devoirs, compatissant envers les êtres qui lui témoignaient de l’affection. Sans nul doute, la vérité historique a souffert de cette manière de raconter les événemens ; mais la poésie y a gagné, et la dignité humaine n’y a rien perdu. On aime à entendre, à travers ce récit des grandes calamités, la voix des sages, qui domine le bruit des armes et proclame avec obstination que la gloire et la puissance doivent céder le pas à la vertu et à la justice.

Th. Pavie.
  1. Il est impossible d’attribuer à un seul homme la composition de ce grand poème, tout rempli d’interpolations.