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et de brillantes toilettes; mais je doute que cette impression ait été bien favorable à l’émancipation des femmes en Turquie. Il se retira au bout d’une heure avec le même cérémonial. J’avais remarqué que les assistans s’écartaient respectueusement de sa personne; j’appris que ce n’était pas seulement par déférence, mais à cause de l’éloignement que lui inspire le contact de l’homme, et qui s’expliquerait par le souvenir des désastreuses épidémies si fréquentes en Orient. Le sultan quitte pour ne plus le remettre le vêtement qu’un homme a touché. On sait qu’il est servi exclusivement par les femmes de son harem. Il n’adresse jamais la parole à personne en public; une ou deux fois, au grand étonnement des musulmans, il a dérogé à cette habitude traditionnelle en faveur du général Larchey. Il arrête son regard plus ou moins longtemps sur la personne qu’il rencontre, selon le degré d’estime qu’il veut témoigner. Il y a dans ce langage muet du padishah des nuances de sentimens intimes et de réserve que la parole ne saurait exprimer. J’ai pu les saisir parfaitement pendant le défilé des hauts fonctionnaires de l’empire devant le sultan le jour de la cérémonie du beiram, ou baise-pied. Le défilé dura plus d’une heure; le regard d’Abdul-Medjid ne se porta pas sur plus de vingt personnes. Je remarquai qu’on ne faisait que le simulacre du baise-pied, et chaque fois que par un hommage indiscret on touchait le sultan, un geste léger témoignait de la subite et désagréable impression qui était venue troubler la rêverie du souverain.


III.

Les loisirs qui marquèrent pour nous le commencement de l’hiver de 1856 furent bien courts. L’attention du corps médical dut bientôt, je l’ai dit, se porter sur deux graves épidémies, — le scorbut et le typhus, — qui sévirent avec une cruelle intensité.

En Crimée, comme partout ailleurs, le scorbut a été déterminé par des causes débilitantes : une nourriture trop uniforme, composée souvent de viande salée et d’une quantité insuffisante de légumes frais, la malpropreté du corps, les fatigues, la nostalgie, les émanations putrides, et surtout le froid humide et rigoureux de l’hiver. La première période du scorbut est caractérisée par une altération du sang et de la constitution, mais sans symptômes extérieurs locaux très apparens. Une disposition générale aux hémorrhagies, une grande lassitude musculaire, des douleurs profondes, notamment vers les pieds, douleurs que des médecins ont prises à tort pour une maladie spécifique appelée acrodymie, le ralentissement du pouls, la diminution de l’appétit, une décoloration notable de la peau, une dilatation remarquable des pupilles, tels