Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/789

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avant de se mettre à l’œuvre, en prenant pour but suprême et définitif un effet de lumière : il a voulu produire, et il produit constamment une impression morale. Et comment arrive-t-il à réaliser ce prodige? En sacrifiant résolument, dans les souvenirs dont il dispose, tout ce qui pourrait affaiblir l’expression de sa pensée.

Le Buisson, l’Entrée d’une forêt, la Cascade, prouvent que Ruysdaël n’ignorait pas la théorie du sacrifice. Le Port de Messine, la Danse au bord de l’eau, le Troupeau à l’abreuvoir, démontrent surabondamment que Claude Gellée savait effacer ce qui lui semblait superflu; mais toutes ces compositions, consacrées depuis longtemps par une admiration légitime, n’ont pas dans l’ordre intellectuel la même valeur que le Diogène et le Polyphème. Poussin, qui ne fait pas un chêne avec autant de précision que Ruysdaël, qui ne sait pas, comme Claude Lorrain, inonder de lumière la mer, le ciel, les forêts et les montagnes, occupe pourtant un rang plus élevé que. ces deux maîtres, parce que la pensée rayonne dans toutes ses œuvres. Aujourd’hui que l’imitation domine dans notre école de paysage, le rêveur des Andelys est assez mal mené. La mode est de parler de lui très légèrement. Railler ce qu’il a fait passe pour un trait de bon goût. Réfuter une telle méprise serait mal employer son temps; le plus sage est de sourire. Ceux qui se moquent de Nicolas Poussin se calomnient à leur insu. Ils avouent sans le savoir que leur intelligence ne conçoit rien au-delà du témoignage des yeux. C’est à coup sûr une condition assez peu digne d’envie, et pourtant ils s’obstinent à n’en pas vouloir d’autre. A quoi bon troubler leur joie? Ils proclament leur infirmité, et s’enorgueillissent de l’avoir proclamée. S’ils pouvaient deviner jusqu’où va leur modestie, ils seraient bien étonnés; mais l’heure de la clairvoyance n’a pas encore sonné pour eux, et tous nos avertissemens seraient perdus. Nos paroles s’adressent à ceux qui veulent s’éclairer, et la moquerie ne révèle pas le désir de s’instruire. Aimer Poussin, reconnaître et admirer tout ce qu’il y a d’élevé dans ses compositions, c’est à mes yeux la preuve d’un goût pur et délicat; médire de lui est un aveu involontaire d’infériorité. Ruysdaël, qui excelle dans l’imitation de la nature, qui étonne le regard par la précision des détails, réveille en nous des souvenirs; Claude Lorrain, moins près de la réalité que Ruysdaël, introduit notre intelligence dans une région supérieure; Nicolas Poussin, moins habile dans le sens matériel, occupe dans l’histoire une place plus considérable, parce que la valeur des œuvres humaines se mesure à l’intervention de la pensée. Si l’exactitude de l’imitation devait assigner les rangs, Ruysdaël dominerait Claude Lorrain, Claude Lorrain dominerait Poussin. La raison prescrit une hiérarchie toute différente : c’est le développement de la