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C’est là qu’il devait trouver l’apparition si redoutable et si désirée dont un moraliste français a mis l’existence en doute. Dès ses débuts dans la vie parisienne, il rencontra la princesse Anne de Cheffai. On sait que Mme de Cheffai s’appelait Mlle de Béclin, car tout le monde connaît sa mère, la célèbre Isaure, qui a joué un rôle si important dans la vie de notre pauvre Prométhée. M. de Béclin, tout en étant cet héroïque Vendéen dont le nom se mêle aux faits les plus douloureusement glorieux de notre histoire, sacrifia un peu à ce que tant de gens appellent, avec une résignation pleine de douceur, les exigences de la société actuelle. Il épousa sous la restauration la fille d’Odouard le banquier, à la grande joie des journaux libéraux du temps, qui annoncèrent l’alliance du Vendéen et du financier, en disant qu’un heureux mariage réunissait deux familles de partisans. Du reste, Odouard, quoiqu’il eut fait d’excellentes affaires avec la république et avec l’empire, songeait depuis très longtemps au retour possible des fils de saint Louis : il était d’une opposition élégante, faisait des visites à Coppet, citait M. de Chateaubriand. Enfin, pour honorer le moyen âge aux premières heures de sa résurrection, il avait donné à sa fille le nom d’Isaure. Ce fut cette Isaure qui vint, avec quelques millions et sa harpe, habiter l’hôtel de Béclin.

Quoi qu’il en soit, le grand marquis, — car les familiers de M. de Béclin lui donnaient quelquefois cette appellation de M. de Montross, — le grand marquis, dis-je, aurait épousé une descendante des rois de Grenade, que sa fille n’eût pas apporté en naissant une plus profonde et plus complète distinction: on ne peut comparer Anne à personne. C’est une de ces créatures que les romanciers mettent habituellement dans leurs livres en hors-d’œuvre, types charmans que se réserve la pensée même du poète pour sa plus intime, sa plus chère et sa plus complète expression, habitantes d’un monde à part, qui font pâlir toutes les héroïnes près de qui elles sont placées. Vous avez nommé Fenella, Rébecca, Mignon, et vous n’avez encore qu’une idée incomplète d’Anne de Béclin, car son suprême, son divin mérite, c’est d’être elle. Plus d’un peintre a fait son portrait, mais son image n’existe que dans un cœur d’où l’on ne peut point l’arracher. Là elle est tout entière, depuis cette sombre chevelure aux ardens reflets, toute baignée d’électricité amoureuse, jusqu’à ces petits pieds où se mêlent une dignité de patricienne et une grâce de bohème.

M. de Béclin voulut donner pour mari à sa fille le fils d’un de ses compagnons d’armes. Malheureusement le prince de Cheffai, que nos contemporains ont connu, n’avait rien du guerrier illustre qui partagea avec le prince de Talmont l’heureuse fortune de rajeunir la gloire d’un vieux nom par un héroïsme poussé jusqu’au martyre. Le