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revoyais Venise, mes jeunes années, et tout un coin de cette vie où j’ai dormi, sous des arbres qui ne fleuriront plus pour moi, d’un sommeil plein de songes charmans et légers.

« Tout récemment la Salenti s’est imaginé de venir à Paris, où elle a trouvé, dit-on, cet enthousiasme qui est assurément la plus précieuse de toutes les monnaies françaises. Il paraît que son talent et sa beauté ont pris un développement merveilleux. Sa vie est une série de triomphes. Le bonheur dispose à la sensibilité, quelquefois même à un peu de mélancolie. Tout à coup une nuit, à la fin d’un souper qui avait suivi une de ses ovations les plus éclatantes, l’excellente fille se mit à songer à ses amis absens. Elle avait justement pour convives quelques-uns de mes compagnons de plaisir. Mon nom, quand il sortit de sa bouche, éveilla une vive et bruyante sympathie. — J’ai envie de lui écrire, dit Claudia, que nous avons bu à sa santé. — On accueillit cette pensée avec l’ardeur qu’éveille en pareille occasion toute idée imprévue, et l’on m’adressa séance tenante une lettre qui sentait les rapides tendresses du vin, mais qui cependant m’inspira une sorte de reconnaissance. Cette missive me parvint un soir où j’étais à table avec quelques officiers; seulement notre repas avait lieu dans un bastion, et un obus venait d’endommager un peu la toiture de notre réduit. Je lus tout haut la lettre de la Salenti. De toutes parts on me cria de lui répondre. J’avais été au feu toute la journée, et comme cela m’arrivait souvent, après ces longues heures de combat, je me sentais au cœur un soulagement passager. On m’apporta une mauvaise plume et une feuille d’un grossier papier dont la moitié venait d’être remplie par les adieux d’un blessé à sa mère. J’allumai un cigare, et sur le coin même de la table, j’écrivis à la Salenti quelques vers que. Dieu merci, j’ai à peu près oubliés. Je sais seulement que je terminais en lui disant : « Nous vivons sur cette terre dans des pays bien différens, ma bonne Claudia, toi sous une pluie de fleurs, moi sous une pluie de fer; mais il est une région idéale où nous nous retrouvons à certaines heures, nous y arrivons tous deux portés sur ces doux et pâles rayons du passé que l’on appelle les souvenirs. Là les joies et les tristesses de nos jeunes années forment autour de nous un chœur harmonieux, car le temps a donné un sourire à nos tristesses et des larmes à nos joies. »

« Je ne songeais plus guère ni à ces vers, ni à la Salenti, quand je reçus de Paris une lettre foudroyante. Ma réponse à Claudia n’avait pas joui de l’obscurité qu’elle méritait : cette poésie criméenne avait semblé piquante, et un journal s’était empressé de l’imprimer. Voilà ce qu’Anne m’apprenait avec des amertumes et des colères qui vraiment m’étaient inconnues. Ce n’était plus à un Slave