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vait être l’impuissance des réformateurs qui prétendaient s’en passer.

Le digne Stépane Mikhaïlovitch continue donc à se partager entre l’administration de son bien et de joyeux loisirs, lorsqu’un concours de circonstances tout à fait imprévues vient le tirer de son repos. A quelque distance de ses terres se trouvaient les propriétés d’un jeune noble, Mikhaïl Maksimovitch Kourolessof, major dans un régiment de dragons. Ce nouveau personnage, qui va jouer un rôle important dans la Chronique, se présente d’abord sous un jour assez favorable.


« C’était un jeune homme de vingt-huit ans et d’un extérieur agréable. Bien des gens le trouvaient même fort beau garçon et faisaient de lui un grand éloge; mais d’autres trouvaient que, malgré tous ces agrémens personnels, il ne plaisait point, et je me souviens que ma grand’mère et mes tantes se disputaient souvent à ce sujet entre elles. Il venait rarement dans le pays; il n’y possédait en tout que cent cinquante paysans. Quoique le major n’eût reçu aucune instruction, il parlait et écrivait avec facilité. J’ai eu entre mes mains un assez grand nombre de lettres trouvées dans ses papiers; elles prouvent que c’était un homme adroit, ferme et d’un esprit pratique. Il était parent éloigné de notre immortel Souvorof, ainsi que l’attestent plusieurs lettres de celui-ci. Il n’était pas connu dans le gouvernement de Simbirsk; mais tout se sait en ce monde, et d’ailleurs, lorsqu’il venait en congé, il amenait avec lui son dénechtchik (brosseur), qui, malgré toute la sévérité de son maître, en parlait sans doute confidentiellement aux autres domestiques. L’opinion qu’on s’était formée de lui à la longue est très clairement exprimée par les aphorismes suivans : « Le major n’aime pas à plaisanter, il faut marcher dans le droit chemin lorsqu’on a affaire à lui; il n’est pas homme à dénoncer le soldat et cache même ses fautes au besoin, mais lorsqu’il se fait prendre, il ne l’épargne pas. » On lui appliquait aussi un dicton fort expressif : « Le diable n’est pas son cousin, disait-on, quand il se môle à quelques disputes. » Enfin il passait pour un homme très entreprenant auprès des femmes et un buveur intrépide; mais on glissait légèrement sur ces défauts, et tout le monde s’accordait à le considérer comme un propriétaire fort entendu. Ainsi la réputation du major n’était pas trop mauvaise; d’ailleurs il était insinuant, rempli de prévenances et de respect pour les personnes âgées, et on l’accueillit partout avec plaisir. »


Tel est l’homme qui va apporter le trouble dans tout le district. Comme sa fortune était médiocre, Mikhaïl Maksimovitch avait pour principe de rechercher les bonnes grâces des gens riches, et s’était lié avec tous les grands propriétaires du pays. Parmi eux se trouvaient les Bakhteïef, qui étaient alliés à la famille du seigneur d’Aksakova; Mme Bakhteïef et surtout sa fille le trouvèrent à leur gré et finirent même par en raffoler. Il vit chez elles la jeune Prascovia Ivanovna, la pupille de Stépane Mikhaïlovitch, et conçut le projet d’en faire sa femme. Les prévenances dont il comblait la jeune et jolie