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trente-quatre ans l’enivrant effet de la poudre à canon. Ce n’est pas que Mme de Tencin compte beaucoup plus sur lui pour la guerre que pour le conseil, et qu’elle le croie en mesure de peser sur des généraux aussi divisés entre eux que l’étaient les ministres à Versailles, « car entre nous, écrit-elle à son cynique correspondant, il n’est pas capable de commander une compagnie de grenadiers ; mais un roi de France, quel qu’il soit, est pour les soldats et pour les peuples ce qu’était l’arche d’alliance pour les Hébreux, sa présence seule annonce la victoire[1]. »

Pour galvaniser l’insensible monarque, un prêtre suspect et une intrigante émérite circonviennent donc la maîtresse du roi, afin de se donner ou le mérite ou l’apparence d’avoir préparé de compte à demi avec elle la grande résolution dont ils ont si sûrement calculé l’effet. Les amours de Louis XV avaient été longtemps voilés et à demi clandestins comme sa vie. Des bras de Mme de Mailly, le roi avait passé successivement dans ceux de ses trois sœurs, moins par un odieux raffinement de libertinage que par cette puissance de l’affinité et de l’habitude, toujours dominante dans les natures sans ressort. Mme de La Tournelle, la dernière de celles-ci, entra d’autant mieux dans le projet d’élever le cœur de son amant au niveau des périls publics, qu’une telle conduite rendait à la fois plus noble et plus facile un rôle auquel elle ambitionnait de rendre ce qu’il faut bien nommer son ancien lustre. Conseillée jour par jour par le duc de Richelieu, qui régla la capitulation de sa vertu aussi solennellement qu’il l’aurait fait pour la remise d’une place de guerre, la quatrième fille du marquis de Nesle entreprit de rétablir les prérogatives attachées à ce que la fascination du respect avait fait considérer sous le précédent règne comme une sorte de grande charge de la couronne. Devenue duchesse de Châteauroux, la nouvelle maîtresse, officiellement reconnue, entendait se montrer aux populations et aux armées dans l’appareil quasi-royal affecté par Mme de Montespan, dont elle rappelait la fière beauté et l’ardente ambition. Louis XV, que la nature avait fait si peu semblable à son aïeul, professait une sorte de culte pour sa mémoire. Il ne résista point à cet appel adressé à son honneur de roi par la seule de ses maîtresses qui se soit efforcée de le gouverner en lui imposant ses propres goûts, au lieu de caresser les siens.

Le monarque se rendit donc dans les Pays-Bas, théâtre ordinaire de toutes les grandes exhibitions militaires dirigées par les souverains en personne. Il y fit des sièges nombreux, toujours couvert par le maréchal de Saxe, qui opérait à quelque distance. Les places de Fumes, Courtray, Ypres et Menin se rendirent au roi après les attaques

  1. Lettre IIIe, p. 230.