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jour passer deux heures chez mes parens. Jamais il ne parlait de la révolution. Je l’entendis pourtant dire un mot qui me frappa : « D’autres hommes ont la fièvre pendant vingt-quatre heures ! Moi, madame, je l’ai eue pendant dix ans. » Quelle pouvait être cette fièvre ? Si j’interrogeais, on me répondait tout bas par le mot de terreur. Je supposais alors des histoires effroyables ; mais en rencontrant le lendemain sur l’escalier cette même figure, si gracieuse, si souriante, charmante, la plus aimable peut-être que j’aie vue, je ne savais plus que penser. » Cette galerie de vieux portraits dans le livre de M. Quinet est riche et nombreuse. Accordons encore, avant de la quitter, un regard à la figure de son vieux maître de musique, inventeur excentrique et patriote enragé. « Il m’apprit le premier la Marseillaise, que tout le monde avait oubliée dans le pays. Je me souviens que, pendant que les Autrichiens défilaient sous nos fenêtres, il la râclait impitoyablement et héroïquement, de manière à étouffer le bruit des pas et des armes. »

Je ne puis m’empêcher de faire une triste réflexion : c’est que décidément nous devons remercier le ciel d’être venus au monde en bon temps, au moment où les débris de la vieille France étaient là pour attester qu’il y avait eu autrefois dans ce pays, et à une époque qui n’était pas encore loin de nous, une vie morale originale et féconde en sentimens profonds, en grandes croyances, en caractères énergiques. Je suppose les enfans qu’on élève aujourd’hui racontant dans quelque cinquante années leurs souvenirs, et j’ai peine à imaginer l’intérêt que pourront avoir ces réminiscences juvéniles, car c’est nous qui serons à notre tour la matière de leurs discours. J’ai grand’peur que nous ne présentions plus tard à leur souvenir l’image d’un monde effacé, et que nos portraits ne leur apparaissent comme des daguerréotypes jaunis par la vieillesse, comme des photographies enfumées. Quel spectacle leur donnons-nous qui puisse attirer leurs sympathies et graver nos visages dans leur souvenir ? Des luttes plus puériles que leurs jeux, des opinions plus inconstantes que leurs fantaisies, des vanités plus mesquines que leurs rivalités, des appétits aussi âpres que leurs gourmandises, en un mot le spectacle de l’enfance prolongée dans l’âge mûr, de l’enfance avec la naïveté de moins et la brutalité de plus. Je ne sais quelle instruction nous pouvons leur donner, mais je doute que nous leur inspirions le respect, et certes ils sont indulgens, s’ils ne nous trouvent que ridicules. Et si nous n’avions encore sur eux que l’influence de caricatures, tout serait pour le mieux ; mais, hélas ! il faudrait être bien convaincu que tout ce qui n’élève pas l’imagination d’un enfant la rabaisse, et qu’on le corrompt tout simplement en ne l’intéressant pas. Quels aimables souvenirs lorsque plus tard quelques-uns de nos enfans écriront de nos contemporains : « Je