Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/620

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rare, dis-je, que chacun ne regagnât point son lit d’un pas plus ou moins chancelant, hâtons-nous de dire qu’il n’en est plus de même: des sociétés dont nous plaisantons volontiers en France, parce que nous sommes assez heureux pour n’en pas comprendre le besoin, les sociétés de tempérance, s’attaquèrent vigoureusement à la Californie; les mœurs plus que relâchées dont ce désordre était le symptôme changèrent à mesure que disparaissaient les circonstances qui les avaient créées, et en somme, sans réclamer pour San-Francisco un renom de sobriété que ne comporte pas la nature de ses habitans, on peut dire qu’aujourd’hui on ne s’y grise guère plus qu’à New-York. Il est juste du reste qu’après avoir signalé la maladie, nous constations les progrès de la cure, et je n’en saurais citer de meilleure preuve que la curieuse destinée et les splendeurs actuelles du Véfour de la tempérance californienne, M. W...

Ce fut par une belle matinée de l’été de 1849 que le navire auquel notre héros avait confié César et sa fortune s’engageait dans le goulet de San-Francisco, baptisé par les émigrans du nom poétique de Barrière-Dorée, Golden-Gate. Cette fortune à la vérité ne chargeait guère le bâtiment: M. W... avait dépensé jusqu’à son dernier centime pour atteindre Panama, et ne possédait même plus de quoi s’acquitter du prix de son passage envers le capitaine, si l’obligeance d’un ami ne l’eût tiré d’affaire; mais qu’importait le présent quand l’avenir s’offrait si riche de promesses? Toute industrie n’était-elle pas assurée de réussir sur ce sol enchanté? M. W... ne s’inquiétait guère de son dénûment. A peine débarqué, il fit choix d’un commerce dont les modestes proportions lui garantissaient le monopole. Quelques jours lui suffirent pour confectionner un assortiment de sucreries; il les étala sur un éventaire, comme nos marchandes des quatre saisons, et s’en alla par la ville annonçant ses produits indigènes à tue-tête. Cet appel au patriotisme saint-franciscain ne fut pas trompé, et au bout de quelques mois le négociant ambulant abandonnait son éventaire pour s’installer dans une échoppe formée de quatre planches; à son tour, l’échoppe se couvrit et allait devenir maison, lorsque l’incendie vint anéantir le frêle édifice. Dès le lendemain, M. W... recommençait à nouveau, réussissait aussi rapidement que la première fois, et n’en voyait pas moins dans la même année son humble fortune encore engloutie par les flammes. Enfin le sort se lassa, et en 1851 le magasin de sucreries se transformait en un restaurant, le premier du pays d’où fussent exclues avec une impitoyable rigueur toutes traces de boissons spiritueuses. La tentative était hardie à cette époque, et n’éveilla probablement d’abord qu’une médiocre sympathie; mais dès 1854 le succès en était assuré, et le restaurant, devenu défini-